28 FÉVRIER 2011

Sebastien Lifshitz : "Le fatalisme désenchanté d'une génération"

"J’appartiens à une génération qui, pendant très longtemps, a résisté à toute idée ou discours communautaire", explique le réalisateur des "Terres froides". "D'ailleurs, je ne prétends pas être le porte-parole des gens de ma génération. Au contraire, le film se veut un point de vue totalement personnel.

Corps sociaux à pénétrer/Entretien avec Sebastien Lifshitz

Quelle a été votre réaction lorsqu’ARTE vous a proposé de réaliser un film sur les notions de politique et de social ?Sebastien Lifshitz : J’ai d’abord été étonné et heureux que Pierre Chevalier m’accorde cette confiance alors que je n’avais réalisé que trois films de court et de moyen métrage. C’était comme une reconnaissance. Et je me suis rendu compte que, même si j’étais le plus jeune réalisateur de la collection, on me donnait un espace de liberté totale. J’avais des notes sur un sujet de film qui pouvait s’apparenter aux objectifs de “Gauche / Droite.” Je suis parti d’une observation. Autour de moi, j’ai l’impression que les gens de ma génération n’entretiennent pas de rapport direct à la chose politique, dont je me sens moi-même finalement assez éloigné. Les personnes nées depuis 1970 n’ont connu – et ne connaissent encore aujourd’hui – que la crise. J’ai le sentiment que des réflexes individualistes se sont créés. Des questions plus personnelles, individuelles, ont remplacé les questions communautaires : comment trouver ma place dans cette société ? Comment me faire reconnaître ? Je voulais montrer le premier pas, le premier geste politique. Quelque chose d’aussi simple que trouver un emploi, ou se faire reconnaître dans une cellule familiale. Je suis parti d’un sentiment d’exclusion qui me semble animer beaucoup de gens de ma génération. Toutes leurs revendications viennent d’abord de là et se jouent à l’échelle de l’intimité par une question identitaire. C’est une jeunesse poussée à bout, autant par le sentiment qu’elle n’aura jamais accès à sa part de richesse qu’elle voit circuler dans un monde qu’elle ne pénètre pas, que parce que ce monde la méprise et l’ignore. J’ai été frappé de voir par exemple comment cette révolte s’est exprimée en marge des manifestations lycéennes de l’hiver dernier. Certains n’étaient venus que pour détruire. Pas pour voler. Comme pour exprimer une force qui n’a pas d’autre espace que la destruction.

Djamel, le personnage du film, est animé par ce sentiment de révolte, mais il respecte toutle temps le droit. Il se conduit bien, comme on dit...Oui, parce qu’il est venu pour construire. Il était dans le dénuement, aussi bien matériel que sentimental, et il part pour essayer de trouver autre chose. Il a l’espoir que l’homme qu’il est allé rencontrer l’aidera à trouver sa place. Djamel est à l’image de cette génération à laquelle on n’accorde aucune confiance. Ce qui a motivé le personnage, c’est legâchis monumental qui est fait par ceux qui devraient aider les jeunes comme Djamel à trouver leur place dans la société. Et qui ne le font pas. J’ai le sentiment que la jeunesse française se trouve aujourd’hui principalement dans les cités et les banlieues. C’est là que se réalise le renouvellement des générations. Mais personne n’est là pour l’aider à exister décemment. Du coup, pour Djamel, il est fondamental de bien se comporter, d’être à la fois une personne modèle et une personne comme les autres.

Il veut être comme les autres, mais pas forcément avec les autres. Le collectif paraît ne pas le concerner... Il n’en est même pas là ! J’aurais été incapable de faire un film ayant pour sujet le groupe. Il me semble que j’appartiens à une génération qui, pendant très longtemps, a résisté à toute idée ou discours communautaire. C’est aussi cela que je voulais montrer : le fatalisme du chacun pour soi qui correspond à une forme de désenchantement. Il y a une crise de l’appartenance au monde. Mais, en même temps, je ne prétends pas être le porte-parole des gens de ma génération. Au contraire, le film se veut un point de vue totalement subjectif, personnel, qui, je crois, le fait s’absenter de toute pensée collective, revendicatrice.

Le film propose à la fois une observation réaliste et une vision romanesque de ce désenchantement, en particulier par le travail photographique et l’utilisation de la musique...J’ai essayé d’organiser le récit autour d’une opposition de symboles. La syntaxe, comme les personnages du film sont finalement assez manichéens, mais c’est intentionnel. J’ai voulu un film qui mette en avant le cadre et la lumière, les jeux d’ombres, la présence de la musique. J’ai voulu m’éloigner un peu de quelque chose qui a à voir avec le documentaire. En même temps, j’ai été très influencé par les premiers films de la Nouvelle Vague ou ceux de Maurice Pialat. J’oscille toujours entre un désir d’enregistrement brut du réel et un romanesque assez prononcé. Le passage à la fiction implique, pour moi, une prise de distance avec le réel. Ça ne m’intéressait pas de répondre à la question du politique par une forme trop documentaire, qui me semblait attendue. J’ai essayé de créer un monde opaque, avec, en particulier, une lumière froide, des images denses et des personnages dont le regard s’absente. Djamel appartient à un monde mortifère. D’ailleurs, la mort est présente dès les premières images du film : lui, sous un arbre, jouant entre l’ombre et la lumière. En même temps, le montage vient s’opposer à cette présence insistante de la mort, parce qu’il essaie d’être fidèle au rythme de Djamel. Il prend le pouls du personnage en crise, sans cesse en mouvement.

Le décor de cette crise, c’est Grenoble l’hiver. Un monde silencieux, froid et impénétrable. Et aussi des corps...Le film parle de la pénétration dans tous les sens du terme. Celle d’un territoire, d’un espace intime et d’un corps. Il passe par des cercles concentriques, du plus large au plus resserré. On va vers le coeur, vers quelque chose qui a à voir avec l’identité, l’incarnation et la naissance. La pénétration, qui est l’acte avant la naissance, ne cesse d’obséder Djamel. Le premier geste à faire pour appartenir au monde lorsque l’on n’y est pas reconnu, c’est le pénétrer. C’est un acte identitaire fondateur. C’est ce que recherche Djamel vis-à-vis de cet homme et de sa famille. Le film met en avant les corps comme lieux premiers de l’expression d’un désir de reconnaissance. D’ailleurs, pendant le tournage, j’ai ressenti une sorte de symbiose avec le corps de Yasmine. Le geste de son corps est un peu le mien quand je filme : une manière d’engager mon regard sur le monde en l’exposant le plus possible. En cela, j’espère partager la crudité et la sincérité de Yasmine. J’ai alors l’impression qu’essayer d’être et essayer de filmer se confondent.