29 OCTOBRE 2019

Turquie : la nation à marche forcée

Auteur du documentaire Turquie, nation impossible, l’historien et théologien Jean-François Colosimo livre une vision passionnante de la Turquie moderne, d’Atatürk à Erdogan : celle d’un ancien empire prêt à tout pour construire son mythe national.

Media

 

Quelle a été la réflexion de départ de ce film ?

 

Jean-François Colosimo : Pour comprendre les problèmes contemporains, il faut saisir la manière dont les peuples ont été façonnés par l’histoire et la religion. En Turquie, après la tentative de putsch contre le président Erdogan, en 2016, on a assisté à une répression d’une férocité extrême dans un pays proche de nous, censé être doté d’une Constitution démocratique. Cela méritait un éclairage qui dépasse les idées reçues.

 

Quelles sont ces idées reçues ?

 

Jean-François Colosimo : La principale consiste à croire qu’il y aurait une “bonne” Turquie, celle, laïque et occidentalisée, d’Atatürk [fondateur de la République de Turquie en 1923, NDLR] et une “mauvaise”, islamiste et orientale, de Recep Tayyip Erdogan. C’est une illusion. Il n’existe qu’une seule Turquie moderne, née des décombres de l’Empire ottoman, qui a opté pour la construction d’une nation sur le modèle occidental. Aux deux époques, la même entreprise nationaliste à marche forcée est à l’œuvre. C’est-à dire la fabrication d’une homogénéité fantasmée, destructrice de toutes les identités – grecque, juive, arménienne, kurde, alévie… – héritées de la mosaïque impériale. Cette réécriture de l’histoire nationale, de laquelle participe la négation du génocide arménien, est l’un des problèmes majeurs de la Turquie actuelle. Comment comprendre ce que signifie être turc quand on vit au milieu de temples antiques, d’églises byzantines, de sanctuaires soufis issus de cultures dont l’existence a été annihilée ?

 

Comment envisager l’avenir du pays ?

 

Jean-François Colosimo : De par sa politique étrangère hasardeuse et la fin du boom économique sur lequel il a bâti sa popularité, le président Erdogan est aujourd’hui fragilisé. Lorsqu’il n’a plus le soutien du peuple, la tentation de l’autocrate est d’imposer son pouvoir par la force. Voilà le risque aujourd’hui. Parallèlement, il y a toujours eu en Turquie un milieu d’intellectuels animés d’une véritable aspiration démocratique. Ils ont été réprimés à toutes les époques. Ceux que nous avons interrogés sont aujourd’hui en exil. Il ne faut pas les abandonner, mais continuer à les écouter, les soutenir, les faire témoigner. Et ne pas cesser d’affirmer, même si cela apparaît aujourd’hui une utopie, que la Turquie pourra un jour entretenir une relation privilégiée avec l’Europe en jouant de sa position de médiation entre l’Orient et l’Occident.

 

Propos recueillis par Laetitia Moller