06 JUIN 2012

Un jeune cinéaste nommé Carné

Dans un témoignage paru dans la revue L'Avant Scène (n°81, mai 1968), l'historien du cinéma Jean Mitry raconte ses souvenirs de jeune cinéphile auprès d'un Marcel Carné fougueux parmi un groupe qui n'avait rien à envier, dit-il, à la Nouvelle Vague...

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" Il fut un temps où Marcel Carné appartenait à la « nouvelle vague » tant il est vrai que cette vague n'a jamais été que celle des nouvelles générations, lesquelles tous les vingt ans apportent avec leur jeunesse une vision nouvelle du monde et des choses, une façon nouvelle de dire, et bouleversent les tabous, c'est-à-dire des méthodes dont à force d'habitude on a cru faire des règles alors que ce ne sont que des scléroses.

J'ai connu Marcel Carné en 1928 (..) il venait de remporter brillamment le premier d'un concours de critique ouvert par Cinémagazine -avec, si mes souvenirs sont exacts, une étude sur La Foule de King Vidor. Très vite, il devint un des collaborateurs attitrés de la revue dont il fut bientôt secrétaire de rédaction. Naturellement, son ambition, comme la nôtre à tous, était de faire des films.

Avec ceux qui appartinrent comme lui à la « nouvelle vague » de 1929 -Michel Gorel, Pierre Chenal, Georges Lacombre, Jean Dréville, Eugène Deslaw, Jean Vigo, Jean Lods, nous nous retrouvionos au Dôme ou à la Coupole, ne nous tenant pas du tout pour une « nouvelle vague » mais pour une « avant garde » (seuls les mots changent...) nous n'avions que sarcasmes pour l'oeuvre des anciens, pour les flms de Feuillade, Léonce Perret, Henri Fescourt, Luitz Morat, que, fort curieusement, nous admirons aujourd'huii et que nous balancions alors aux vieilles lunes.

Déjà Jean Vigo nous avait quittés pour s'installer à Nice. Il y tournait A propos de Nice et nous envoyait des informations sur son travail. Deslaw ayant récolté quelques chutes de pellicule vierge auprès d'amis opérateurs profitait de la Foire de Paris pour enregistrer La Marche des machines (...) Carné assistait Jacques Feyder pour Les Nouveaux messieurs. Un jour, il arriva parmi nous, encore tout ébloui de la bonne surprise qu'il comptait nous faire : « Ça y est, dit-il en substance, grâce à Feyder et à Françoise Rosay, j'ai une caméra, de la pellicule et quelques sous... J'ai l'intention de faire un documentaire sur Nogent ; je profiterai de mes dimanches pour tourner là bas dans les guinguettes. Je veux faire un film sans histoire, enregistrer la « vraie vie », du « réel authentique »... Six mois plus tard, il nous conviait aux Ursulines. Nogent, Eldorado du Dimanche y faisait ses débuts devant un public attentif et charmé. Un nouveau cinéaste était né...

Après avoir longtemps travaillé avec Feyder, avec René Clair, Marcel Carné évolua. Son regard jeté sur le monde « vrai » devint de plus en plus subjectif, son « réalisme » de plus en plus interprété. Influencé par l'expressionnisme, parr une littérature toute entière orientée vers ce qu'on gratifia « réalisme poétique » à la suite de Marcel Aymé et de Jacques Prévert, son univers devint un monde théorique singulièrement riche en qualités plastiques, en images savamment composées... "

Jean Mitry