28 FÉVRIER 2011

Un personnage qui a toujours porté la poisse

De Cervantès, qui écrivit le premier tome du roman dans la geole espagnole où il croupissait, à Terry Gilliam, dont "Lost in la Mancha" raconte les mésaventures, le pourfendeur de moulins à vent semble frappé de malédiction. De Pabst à Howard Hawks... en passant par Orson Welles qui disait que si son film sortait un jour il l'appellerait : "Quand finiras-tu Don Quixote ?"

Quelle mauvaise fée s'est donc penchée sur l'œuvre la plus célèbre de la littérature espagnole ? Tous les grands qui s'en sont approchés se sont heurtés à une succession d'ennuis et de tempêtes à faire devenir superstitieux le plus cartésien des agnostiques ! Tout commence avec Miguel de Cervantes Saavedra lui-même. L'écrivain était poursuivi par une malchance notoire : il perdit sa main gauche et passa cinq ans en captivité en Algérie en tant que soldat de l'armée royale espagnole. Selon la légende, il aurait écrit le premier tome des Aventures de Don Quichotte de la Manche (1605) en prison, où il se trouvait pour ne pas avoir prélevé assez d'impôts en tant que percepteur du royaume de Grenade. Même si le premier tome connut un succès considérable, Cervantes refusa d'écrire la suite jusqu'à ce qu'un auteur, usurpant son nom, ne publie un deuxième tome apocryphe. Le véritable deuxième tome fut achevé et publié en 1615, un an avant la mort de Cervantes.

La transposition de son œuvre au cinéma connut un sort également chaotique : Il ne reste aucune trace des dix versions de films muets qui furent réalisés, mais la première tentative de l'ère du cinéma parlant ne fut pas franchement concluante. Ayant quitté l'Allemagne pour des raisons politiques, le pionnier expressionniste G. W. Pabst réalisa un Don Quichotte bilingue en 1933, interprété par le chanteur russe Fédor Chaliapine. Après avoir tourné les deux tiers du film, Pabst se rendit compte que son budget était épuisé et fut alors obligé de meubler la fin du film avec des chansons composées par Jacques Ibert. Cette mésaventure était due à une mauvaise gestion de la part des producteurs, qui de toute façon semblaient préférer une comédie musicale. Le film suivant du cinéaste, réalisé en France, fut torpillé. Il dû se résoudre à s'exiler à Hollywood, où son premier essai de film américain, An American Hero, fut réduit à 70 minutes par le producteur Hal Wallis, puis également torpillé. Résigné, Pabst retourna en Allemagne, sans doute persuadé que rien ne pourrait être pire que son expérience post "Don Quichotte", et réalisa peu de temps après un documentaire sur l'invasion de la Pologne.

Terry Gilliam, qui aime beaucoup la version de Pabst, a entendu dire que le Don Quichote suivant, réalisé par le grand cinéaste russe Grigori Kozintsev et sorti en 1957, était très épuré. Malheureusement les copies du film sont difficiles à trouver. Kozintsev a publié un journal de bord sur le tournage de ses adaptations tant encensées de Hamlet et du Roi Lear, mais il n'existe aucune trace du tournage de Don Quichote, avec Nikolai Tcherkassov dans le rôle principal (plus connu pour son interprétation d'Ivan le Terrible). Les propres mémoires de Tcherkassov s'arrêtent juste avant le début du tournage. On peut cependant déduire par son acharnement à jouer Don Quichotte sur scène tout au long de sa carrière - une série déprimante d'embûches et d'échecs - que le cruel roman de Cervantes n'était pas profitable à un adepte de la méthode de Stanislavski.

Orson Welles entreprit sa version Don Quixote à peu près à la même époque que Kozintsev. Motivé par un séjour lucratif à Hollywood durant lequel il avait réalisé La Soif du mal, il débuta le tournage à Mexico en août 1957 avec ses propres fonds et continua à financer le film ainsi, tournant dès qu'il pouvait réunir acteurs et budget, jusqu'à sa mort presque 30 ans plus tard. Akim Tamiroff jouait Sancho Pança et un acteur espagnol nommé Francisco Reiguera, Don Quichotte. Quand l'argent s'épuisa au Mexique, Welles suspendit le tournage durant deux ans. Puis il décrocha un contrat avec le producteur italien malchanceux de David et Goliath, qui tenait absolument à ce que Welles joue Saul, ce qui lui permit de reprendre le tournage à proximité de Rome. Le reste de la photographie principale de Don Quixote fut tourné en Espagne entre 1961 et 1969, année où Francisco Reiguera mourut à l'âge de 81 ans. Puisque Don Quixote était entièrement auto-financé par Welles, celui-ci continua à le peaufiner jusqu'à sa mort, déclarant aux journalistes que si jamais il sortait un jour sur les écrans, il l'appellerait Quand finiras-tu Don Quixote ? parce qu'on lui avait posé la question des centaines de fois.

Ce qui se passa après sa mort est pour le moins malheureux. Le gouvernement espagnol racheta le film, avec l'intention de le finir à temps pour l'Exposition Universelle de 1992 à Barcelone. C'est avec consternation qu'il découvrit que les bobines du film étaient partagées entre trois héritiers de Welles, dont seuls deux étaient prêts à négocier. Alors que les négociations traînaient et que le temps pressait, on donna ce qu'on avait pu récupérer à Jess Franco, un directeur d'exploitation espagnol qui avait assisté Welles sur Falstaff avec la mission de concocter une version présentable à l'Exposition. Franco monta un film en insérant des plans de Welles derrière la caméra sur des extérieurs espagnols qui avaient été filmés pour From the Land of Don Quixote, un documentaire en 16mm sur l'Espagne qu'il avait réalisé pour la télévision italienne. Ce méli-mélo bâclé fut projeté en avant première à Cannes en 1992 et condamné à l'unanimité.

Même si Welles avait apparemment filmé toutes les scènes avec Reiguera, la légende prétend que Don Quixote serait resté inachevé à cause de la mort de l'acteur. C'est exactement ce qui s'est passé avec la grosse production suivante de Don Quichotte, une mini-série réalisée pour la télévision espagnole dans les années 1990, qui devait être la plus complète et fidèle adaptation du roman tentaculaire de Cervantes. La première partie, qui dure plus de cinq heures, fut terminée et diffusée en 1991, mais le Don Quichotte à l'écran, le remarquable et désabusé Fernando Rey, acteur fétiche de Bunuel, mourut avant de pouvoir commencer la seconde partie, laissant derrière lui cette adaptation inachevée du roman.

Il convient de rappeler que le célèbre film L'Homme de la Manche est en réalité axé sur Cervantes et son œuvre, et non pas sur les aventures de Don Quichotte. Quant à l'adaptation la plus récente pour la télévision, qui est le seul Don Quichotte 100% américain répertorié, les cinéphiles auraient sans doute préféré la version que Howard Hawks prévoyait de tourner lorsque l'acteur qu'il avait choisi, Cary Grant, serait assez âgé pour tenir ce rôle.Encore un film que nous ne verrons jamais...