" Des crimes, un détective, une femme dont on ne sait trop si elle est fatale ou victime de la fatalité : on est en terrain connu, en pleine intrigue touffue comme aimait en résoudre le Philip Marlowe de Raymond Chandler. Diao Yinan assume ses modèles américains (Howard Hawks, bien sûr, et son
Grand Sommeil, mais aussi
Carol Reed et la grande roue du
Troisième Homme...) et les égale par son élégance : toutes les scènes dans la patinoire sont traitées avec un sens extraordinaire du suspense. Et donc de la durée. C'est l'originalité de cet envoûtant polar : son rythme étrange, presque alangui par moments. L'inquiétude sourd de chaque silence, de chaque regard. Et l'on a presque la sensation que le réalisateur nous demande de devenir des spectateurs actifs : à nous de combler les vides et les ellipses ; à nous de deviner, en fait, tout ce qu'il n'a voulu — ou pu — que suggérer.
Le film noir a toujours été une source de liberté pour les créateurs, même à Hollywood où les studios n'aimaient pas dévoiler les turpitudes des moeurs américaines. Diao Yinan s'en saisit pour révéler, en dépit de la censure, un pays glacé et sombre, artificiellement éclairé par des néons sinistres, où des buveurs nocturnes, tombés de leur moto, s'endorment au bord des routes, ivres d'alcool et de chagrin ; où les femmes, vu la façon dont on les traite, n'ont d'autre issue que de devenir ce que les hommes veulent qu'elles soient. Mais un pays en pleine mutation aussi : même dans la lointaine province où se déroule l'action, le réalisateur saisit l'éclosion de petits capitalistes sur le point de devenir grands. Et avec eux, le règne naissant d'un business florissant. Hormis les passions meurtrières qui, elles, sont éternelles, tout change en Chine, en ce début de siècle, et l'ex-flic Zhang y semble aussi paumé que ses confrères occidentaux autrefois, devant l'apparition puis le triomphe de la société de consommation...
Zhang se sent d'autant plus impuissant que partout une violence cachée règne. Dans les ruelles glauques, un assassin se sert d'un patin à glace pour accomplir ses forfaits. A l'intérieur d'un immeuble, en bonne citoyenne qui se respecte, une gardienne dénonce à la police tous les éléments suspects... Mis à part son héros qui patine et se casse la gueule (il rêve de danser aussi et, qui sait, peut-être ce lourdaud sympa y parviendra-t-il...), Diao Yinan n'aime pas les flics. Il fait semblant de les honorer mais les met constamment en boîte. Comme dans la scène où ils reculent, vaguement ridicules, entraînant dans leur fuite le coupable qui soudain semble les écraser de sa grandeur dérisoire."