" Sur la route, une voiture ridicule progresse, se perd dans le nuage de poussière soulevé par un bolide ou fait un écart timide au passage d’un autre et finit par s’arrêter devant l’hôtel de la Plage. Le conducteur en sort, ouvre la porte de l’hôtel et, le vent extérieur aidant, déclenche une tempête qui dérange tous les occupants. Monsieur Hulot vient de faire son entrée dans le monde ordonné de petits bourgeois en vacances, monde qu’il va traverser le pas léger décollant du sol, l’itinéraire rectiligne, la démarche assurée de celui qui est là pour vivre ses vacances à pleins poumons, avec des égards pour les autres, sans s’apercevoir qu’il ne cesse de perturber leur belle ordonnance si propre à satisfaire le capitaine en retraite.
C’est toute l’intrigue des
Vacances de Monsieur Hulot, réduite, on le voit, à sa plus simple expression. L’important se trouve ailleurs, dans une accumulation de détails en forme de gags qui sont autant de regards sur un groupe déterminé, un certain mode de vie. Ce qui compte, c’est moins ce que fait Hulot que ce qu’il déclenche, ou, plus exactement, son rapport à cet environnement. Or, tout Hulot est dans le geste, ici essentiel. Hulot marche droit. Il a son itinéraire loisirs et le parcourt sans hésitation. Le monde extérieur ne l’ébranle pas, ou si peu. Courtois avec tous, il ne s’impose pas. Il va sa vie, sans outrager la morale ni les mœurs. Sans bien se rendre compte, non plus, que le simple fait de se comporter naturellement, d’être soi, peut offusquer ceux pour qui le rituel tient lieu de dogme.
Cet accord avec la nature et avec soi-même, Hulot l’exprime, comme le héros de
Jour de fête, d’abord dans son équilibre corporel, la maîtrise de tous ses muscles. Mais depuis le film précédent, cet équilibre s’est modifié, amélioré. Une évidence s’impose dès le début :
Tati a épuré son personnage. Il reste peu des grandes démonstrations gestuelles de François le facteur, rien de sa moustache et de son uniforme. Le costume de monsieur Hulot est banal. Tout juste des pantalons un peu courts. Quant au geste, il renonce à l’ostensible. Il suffit, pour s’en convaincre, de comparer la pose du mât et son « récit » dans
Jour de fête, la chute dans l’eau et son « récit » dans
Les Vacances de Monsieur Hulot. Allégé, le geste gagne en précision. Cette chute, catapultée par un câble de remorque, en est un remarquable exemple. Toute gesticulation est exclue et le comique réside, au contraire, dans le rectiligne d’un mouvement qui rejoint les grandes envolées du dessin animé et fait l’ellipse d’une chute qui détruirait l’effet. Le « récit » est encore plus épuré : un corps tendu, en plan moyen, l’espace d’une seconde, suffit.
L’économie de moyens est constante. Du moins ce que l’on appelle l’économie de moyens, c’est-à-dire l’élimination du superflu, la non-insistance, le refus des effets appuyés et des longs clins d’œil au spectateur pour le prévenir qu’il ne va pas tarder à rire. Mais comme il rit quand même constamment, ce ne sont pas les moyens de création qui manquent. Simplement on ne les affiche pas.
Le secret est dans une minutieuse préparation des gags et dans la justesse de l’organisation géographique, donc du cadrage. L’élimination de tout ce qui pourrait inutilement l’encombrer rend l’image directement lisible. Alors Hulot peut se contenter de regards rapides, de gestes esquissés pour que son combat avec la guimauve soit évident. Pas besoin d’encombrer le montage par une lourde succession de gros plans. Tout, ou presque, se passe en plans moyens, si efficaces que personne ne s’étonnera ultérieurement de voir, par exemple, dans les livres et les revues, Hulot en gros plan hors de son vasistas.
Si les gags ne sont jamais téléphonés, ils sont soigneusement amenés, même si cela se fait à notre insu. (…) Le style
Tati, c’est aussi cela : une préméditation qui consiste à glisser des détails, à les intégrer si parfaitement au récit que, le moment du vrai gag venu, nous possédons tous les éléments pour l’appréhender immédiatement sans avoir pu en prévoit l’arrivée.
(…) Si pour
Jour de fête on pouvait déjà parler de « rumeur des hommes » c’est encore beaucoup plus vrai ici. Les mots sont escamotés, les phrases paraissent de hasard, mais chacun a sa fonction dans le récit. Tati accomplit le même travail d’épure que pour l’image : ne restent que les vocables essentiels. Là où d’autres en remettent avec insistance ou font appel à des faire-valoir pour que les intentions du texte soient lisibles, Tati se contente de gommer l’accessoire et atteint plus sûrement l’objectif. Il peut même, à la limite, éliminer tous les signifiants verbaux pour ne garder que l’idée de discours. On en vient au serveur qui ne cesse de parler mais dont nous n’entendons jamais la voix. Mais quel texte signifierait aussi bien le dialogue qu’il entretient avec lui-même ? A l’inverse,
Tati utilise, à sa façon, le comique verbal. Dès le début, le haut-parleur grasseyant de la gare affole les voyageurs.
(...) La force de
Tati, nous l’avons déjà vu dans
Jour de fête, c’est aussi de ne pas tirer systématiquement les effets comiques à lui. Si Hulot est au centre de l’action, le monde qu’il traverse existe, ses personnages ont une épaisseur. Suffisamment pour que, vingt-quatre ans après, nous puissions encore les reconnaître sur les plages de l’été, aux nuances mode près. Le serveur a sa vie propre, il crée le comique. Il lui suffit pour cela de regarder sa montre, de jeter un œil par-dessus l’épaule d’un client, de se planter devant un menu, de passer une porte à abattant au bruit insistant, et lorsqu’il est aux prises avec les traces énigmatiques de Hulot, il fait jeu égal dans la construction dramatique.
La démarche de
Tati consiste à nous apprendre à découvrir l’humour là où il est : partout autour de nous ; en nous aussi. Hulot ne peut donc pas être l’objet exclusif du film, mais seulement un catalyseur, quelqu’un qui traverse le monde et révèle les faiblesses d’un rituel artificiel. Celui des vacances ici, d’autres plus tard. Hulot, pas élastique le soulevant à peine de terre, itinéraire rectiligne et salut courtois, c’est une façon de vivre, de rechercher le contact naturel avec les choses et les êtres, de regarder, de comprendre, d’admettre.