Ils se font face, comme deux tueurs de western. Kolia, l'exproprié, et le maire expropriateur. Mais leur duel est grotesque : ils sont ivres tous les deux, gorgés de vodka. Ils basculent, ils chancellent, ils titubent tout en s'insultant à qui mieux mieux. Ce n'est pas à qui tuera le premier, mais à qui s'écroulera le dernier. Andreï Zviaguintsev filme son pays, la Russie, comme exsangue, l'alcool ayant remplacé le sang dans les veines de ses compatriotes... Tout le monde picole, du matin au soir, les petits et les grands, les gros et les gras, les hommes et les femmes. Ils noient dans la vodka leur mal-être et leurs remords d'être devenus ce qu'ils sont.
Les Russes ont un sens exacerbé de la faute : la culpabilité traverse leur vie et donc, forcément, leur littérature et leur cinéma. En même temps que leur alcool chéri, les personnages de Léviathan avalent leur médiocrité et leur impossibilité de s'en extraire. Ils avalent Poutine comme, jadis, Staline. Dans une scène très réussie, un groupe se réunit, un week-end, pour une séance de tir dont les cibles sont les portraits de leurs dirigeants d'autrefois : Lénine, Brejnev, Gorbatchev. « Où sont les plus récents ? » demande l'un des participants. « On n'a pas encore le recul historique », réplique un autre.
A Moscou, il s'en passe de belles. Ceux qui ont vu Elena, le précédent film du cinéaste, le savent. Mais dans cette province lointaine, au nord du pays, près de la mer de Barents, c'est pis encore. Dmitri, l'avocat venu de la capitale défendre son copain Kolia l'exproprié, va vite s'en apercevoir. Pour l'emporter sur le maire expropriateur, il ne compte pas sur la justice : elle donne toujours raison aux puissants. Mais sur le chantage. Grâce à un ami haut placé, l'avocat a constitué un gros dossier à charge : la liste des magouilles, pots-de-vin et extorsions exercés par l'élu et ses collaborateurs, aussi corrompus que lui.
Se servir du mal pour faire triompher le bien est à la fois très russe et très efficace. Et ça marche ! Outré et furibard, le maire semble consentir à un compromis. Mais pourquoi le ferait-il ? N'a-t-il pas, dans sa manche, la loi et la foi ? Ou plus exactement cette Eglise orthodoxe toujours aux ordres du pouvoir. Aujourd'hui comme hier, politiques et popes s'entendent comme larrons en foire pour mêler le profane au spirituel. Pour utiliser Dieu à leur guise dans ce pays voué au crime sans châtiment.
Sur ce film tourmenté plane un personnage de femme. Elle est douce, attentive, déjà résignée, pas encore défaite. Mariée à Kolia, elle s'éprend de Dmitri. Contre son gré, elle devient le deus ex machina de l'intrigue, celle par qui le scandale arrive et qui le paiera très cher. Le réalisateur en fait, pourtant, le seul être mystérieux et digne dans cette foule de zombies. Capable d'agir quitte à expier. Capable de créer, aussi, avec celui qu'elle a trompé et qui continue de l'aimer, un lien étrange, profond. Comme une confiance qui persisterait au-delà de la souffrance...
La musique grondante de Philip Glass, compositeur auquel Andreï Zviaguintsev avait déjà fait appel dans Elena, semble faire de Léviathan le second volet d'un diptyque. Dans Elena, on voyait des « pauvres » envahir la maison luxueuse où une femme de leur classe sociale avait commis un meurtre. Ici, la maison des « pauvres » est détruite par des nouveaux riches tout-puissants. Léviathan, le monstre annonciateur de chaos, l'emporte : il règne en maître, désormais, sur un pays sans âme