" ... pas plus que nous, le pauvre Do-joon ne sait ce qui s’est passé quand l’écran est devenu noir. L’intrigue du film repose sur cette pièce manquante du récit. La mère, catastrophée, va alors tout mettre en œuvre pour disculper son fils qu’elle sait, d’instinct, innocent. Elle engage un avocat (qui se fout d’elle), elle mène l’enquête (en faisant un peu n’importe quoi) mais, à force d’entêtement, quitte à se ridiculiser ou se ruiner, elle trouve une piste. Le spectateur suit ce suspens avec le même plaisir horrifié qu’à l’époque du formidable Memories of Murder (2003), deuxième long métrage du cinéaste qui relatait les exactions du premier serial-killer coréen, qui avait terrorisé la population dans les années 80 (et qui ne fut jamais arrêté). La peinture des relations de la mère et de son fils – amour fou, amour vache – est plongée d’entrée dans une atmosphère criminelle qui ne se démentira plus.
(...) Ce n’est pas vraiment perceptible pour un spectateur occidental mais l’actrice principale, et tout à fait géniale, qui joue le rôle titre, Kim Hye-ja, est une star de la télévision coréenne. Elle a à son actif quarante ans de sitcoms et téléfilms où elle incarne un idéal de mère protectrice et responsable. « Dans mon pays, quand une femme a un enfant, elle abandonne aussitôt tout projet individuel, tout désir personnel pour se consacrer exclusivement à son rôle de mère, assure le cinéaste (...) Elle a été une figure d’ange pour la société coréenne, un emblème consensuel, et je voulais que, dans mon film, du sang lui éclabousse la figure. Les spectateurs coréens sont vraiment très choqués de la voir dans un tel rôle. »
Cette volonté de profaner une personnalité apparemment intouchable contamine l’intégralité du film. Le personnage du jeune ami de Do-joon, voyou au charisme érotique de petit film karaté, est montré torse nu donnant des ordres à la mère, qu’il rackette, avant de devenir son bras armé dans la vengeance. De même, la jeune fille victime, proie d’un destin macabre, révèle au gré des révélations une courte existence d’érotomane autodestructrice. C’est bientôt, de proche en proche, arpenté dans ses moindres recoins pourris par la mère aux allures de sorcière hagarde, tout le village qui pue le stupre et la mort (...)
Le sentiment de virtuosité que produisent ses films provient de cet art baroque du changement d’échelle à vue, art des disproportions et du renversement de perspective. On ne sait jamais sur quel pied danser ni quelle est la signification exacte des événements et, s’il y a une morale, elle est en équilibre sur une tête d’épingle.
Quand on voit Mother, on se dit que personne ne peut montrer autant de liberté, d’inventions et d’énergie dans le traitement d’un cliché aussi éculé que celui de la mère-courage."