" Les inconditionnels du film noir auraient tort de garder les yeux exclusivement rivés sur le rétroviseur. Un certain cinéma indien, et surtout l’un de ses plus prolifiques représentants, Anurag Kashyap, démontre une nouvelle fois, après sa somptueuse saga
Gangs of Wasseypur découverte à la Quinzaine des réalisateurs en 2012, que le crime a décidément de l’avenir.(...)
Dans cette fresque sans pitié, Kashyap mixe sans le moindre complexe toutes ses influences, passées et présentes, dans lesquelles il n’est pas difficile de lire un biberonnage intensif et de longue date du cinéma américain. Parfois, il en fait un peu trop, dérapant un poil loin dans la représentation de la violence, jonglant avec les flash-back déroutants ou superflus, mais il ne perd jamais le rythme et, surtout, ne manque pas d’apposer aussi une signature singulière là où on ne l’attend pas, notamment dans le registre d’un humour dévastateur et cruel. Dans l’une des meilleures scènes du film, le père, dévasté par la disparition de sa fille, va porter plainte au commissariat. Il y est reçu par un flic goguenard et manifestement incompétent qui fait durer indéfiniment un dialogue aux frontières de l’absurde, dans l’allégorie d’une bureaucratie devenue folle, abusant de son pouvoir sur des citoyens qui ont nécessairement quelque chose à se reprocher.
En sous-texte, Ugly dit aussi la déliquescence d’une société indienne à l’individualisme forcené, obnubilée par l’argent. L’enquête, exceptionnelle par son ampleur, n’est déclenchée que parce qu’elle touche un des hauts responsables de la police, par ailleurs corrompue, brutale et indifférente. Elle met au jour, presque par hasard, mille et un trafics, anodins ou odieux, qui en disent long sur la misère et le clivage social effarant d’un pays qui se réjouit de voir par ailleurs sa classe moyenne s’épanouir.
L’autre grand personnage du film est la ville, monstrueuse, grouillante, dissimulant dans ses entrailles tous les maux d’une société sans repères. On n’est pas loin, dans la définition du moins, de la fameuse Asphalt Jungle, à la différence près que nous sommes ici dans une mégalopole de 20 millions d’habitants où chaque individu ne rêve que de s’acheter le dernier iPhone. Avec un mauvais esprit salutaire et un don pour appuyer là où cela fait mal, Kashyap ne prend pas de gants pour aller trifouiller la plaie béante. Pas un seul de ses personnages ne saurait prétendre au statut de héros. Aucun n’est même digne de faire figure de victime convenable. A moins, évidemment, de considérer qu’ils le sont tous."