11 JUIN 2017

Dominique Cabrera - La beauté des humbles

Des corps qui s'élancent à toute vitesse pour se jeter dans le vide... Dans son dernier film, Corniche Kennedy, Dominique Cabrera ne capte pas que la fougue de jeunes qui frôlent la mort en plongeant des falaises du littoral marseillais. Elle rend avec tendresse et attention la parole à une jeunesse oubliée, humiliée, qu'on a trop vite fait d'étiqueter "délinquante" et de remiser dans les faits divers.

Pourquoi avez-vous eu le désir d’adapter Corniche Kennedy de Maylis de Kerangal ?

Depuis longtemps, je voulais faire un film à Marseille, qui est une ville que j’adore. J’y vais souvent et depuis longtemps. Je suis pied noir, je crois que c’est l’écho avec l’Algérie qui me touche dans cette ville, comme si elle était le miroir d’Alger, de l’autre côté de la Méditerranée. J’aime la grande ville populaire au bord de la mer, le brassage social, ethnique. À Marseille plus qu’ailleurs encore, je rêve à l’histoire des passants, comme si dans ses rues les mythes et les histoires se croisaient. J’ai donc cherché une histoire qui se passe là-bas, lu beaucoup de romans et Corniche Kennedy m’a happée.

Au-delà de Marseille, qu’est-ce qui vous a plu dans le roman ?

D’abord le regard de Maylis de Kerangal sur « les minots de la Corniche » et sur cet espace si particulier du bord de mer. Avec cette écriture extrêmement documentaire ouverte sur une dimension poétique et mythologique. Je me sen- tais très proche de sa perception des choses, je voyais les possibilités de mise en scène qu’offrait le roman : le décor unique, le ciel et la mer comme un fond, une couleur éclatante qui magnifierait les jeunes des quartiers populaires, héros du récit.

Comment avez-vous écrit le scénario ?

Je suis partie vivre à Marseille aussi longtemps que possible. Je marchais dans la ville, sur la Corniche, je prenais des photos... L’un des problèmes était d’identifier les lieux où je pourrais tourner le film car ceux du roman sont ima- ginaires. Je parlais avec les uns et les autres, j’écoutais, j’allais à la rencontre d’associations, et bien sûr des jeunes qui plongent depuis la Corniche. Et un jour, je vois de loin un petit groupe à l’endroit exact où je pensais que pouvait se passer le film. Je m’approche, je cherche à les photographier, ça ne leur plaît pas mais quelque chose se passe, des atomes crochus, je ne sais pas, et on se revoit. Je ne voulais pas de malentendus et je leur dis que ce n’est pas un casting déguisé. Je leur parle du roman, de ma recherche d’éléments justes et vrais. L’un d’eux me dit : « On a compris ce que tu veux, on va t’aider .» Et c’est ce qu’ils ont fait. Ils m’ont raconté des histoires, aidée à identifier des « spots » de plongée, à trouver les mots, donné leurs mots... Plus tard, ils ont lu le roman, j’ai partagé le scénario avec eux, on a travaillé sur les dialogues, les situations. Ils étaient quatre ou cinq, parmi lesquels Alain et Kamel, qui jouent Mehdi et Marco dans le film.

Pourquoi leur avoir finalement proposé de jouer ?

Quand tu travailles avec des gens, que tu passes du temps avec eux, que tu les regardes avec amour, intérêt et sincérité, qu’ils te regardent de la même façon et que des liens se créent, c’est un fait que des fleurs poussent, que les talents s’épanouissent. Et puis peut-être, juste parce que c’était eux, parce que c’était moi... Je les voyais dans le film et ils s’y voyaient. On s’est entraînés mutuellement pour que ce soit possible.

Alain m’a dit au départ : « Je ne peux pas jouer dans ton film, je suis dyslexique, je suis un âne, mais je te ferai tous les sauts que tu voudras. » Mais quand je regardais ses photographies, quand je l’écoutais, il me faisait fondre. Lors des essais avec Lola Créton qui allait jouer Suzanne, il était tellement intimidé qu’on l’entendait à peine mais il avait cette nature héroïque, enfantine, tête brûlée... Pour moi, Alain est un poète, un diamant singulier et précieux. Il vit sa vie comme si c’était une saga, un roman d’aventures.

Kamel, lui, avait un grand charme, une forte intelligence des relations, de sa place dans la vie et dans le film. Il est comme un danseur à l’écoute du tempo, d’ailleurs, il est musicien, il écrit des chansons. Il savait tout de suite comment se placer dans l’espace et dans l’histoire, il fallait juste l’encourager à se faire confiance pour aller au-delà du naturel, pour se montrer, se laisser voir.

Comment avez-vous trouvé les autres jeunes protagonistes de Corniche Kennedy ?

Depuis Nadia et les hippopotames, où des cheminots jouaient des rôles secondaires, je voulais faire un film entièrement avec des non-professionnels. Avec Corniche Kennedy, c’était l’occasion d’aller plus loin. Il me semblait en effet plus juste d’engager des jeunes de Marseille adeptes du plongeon auxquels il faudrait apprendre à jouer que des jeunes acteurs venus d’ailleurs à qui apprendre à plonger et à parler marseillais... Encore fallait-il les trouver. Bania Medjbar, ma directrice de casting, a crapahuté au bord de la mer, elle a repéré des jeunes gens et on a constitué ce groupe d’adolescents. C’est devenu une bande au fil des ateliers, des séances d’entraînement. Le miracle pour moi a été cette rencontre, son intensité. J’ai été entraînée, et même dépassée par les sentiments. Et eux aussi. On était contents d’être ensemble. Cela a demandé beaucoup de travail, il y a eu des crises, des moments de doutes... Ça a été tout un processus mais c’était magique.

Et pourquoi Lola Créton, une actrice professionnelle, pour jouer Suzanne la jeune fille des beaux quartiers ?

Au départ, je voulais trouver une jeune non-professionnelle mais je n’avais le déclic pour aucune des jeunes filles formidables que Bania me présentait. Et un jour, j’ai eu la vision de Lola Créton, que j’avais remarquée dans Un amour de jeunesse de Mia Hansen-Løve. Il m’a semblé que la distance géographique et sociale serait bonne pour le film. Je me souviens de la première fois où Lola est venue faire des essais à Marseille. J’ai pensé : « Elle ne va jamais vouloir faire ce petit film avec des minots. » Et puis je l’ai emmenée sur la Corniche, je l’ai vue marcher dans cet endroit sublime et je me suis dit : « Elle comprend dans quel écrin elle va être filmée, elle va dire oui ! »

Le film se passe entièrement en extérieur, essentiellement sur cette Corniche qui laisse hors-champ les différences de classes qui sont pourtant un élément important du film...

Ce principe était déjà fort dans le roman et j’ai voulu le radicaliser dans le film. Le fait que mes héros aient le ciel et la mer comme fond de leur portrait les ennoblit. La question sociale est là très forte dans le film mais dans les mots, dans les situations, pas dans le décor. Ces jeunes sont portés à se dépasser par ce paysage naturel sublime et... gratuit. C’est une richesse que cette ville donne à ses habitants d’être au bord de la mer, dans ce paysage d’autant plus merveilleux quand il est filmé par le cinéma.

Je voulais montrer ces adolescents dans leur élan vital, leur beauté, leur humanité, leur grâce, leur force, leur poésie, leur liberté. Ils ont vingt ans, l’âge des possibles. Malheureusement, l’un de ces possibles dans cette ville est d’être enrôlé dans le crime organisé. Mais il y aussi d’autres possibles, y compris pour Suzanne, qui pourrait bien partir en Italie avec Marco et se libérer de son destin social.

Les acteurs du film eux-mêmes avaient cet élan et cette créativité, ils ont été capables de se déplacer dans leur vie au point de pouvoir jouer un rôle, interpréter un texte, sauter dans l’eau et faire comme si on était en plein été alors qu’il faisait quinze degrés dehors. Et Lola aussi a fait preuve de créativité. Actrice depuis l’âge de 13 ans, sa passion n’est pas l’improvisation, mais plutôt l’interprétation. Et là, elle se retrouvait face à des non-acteurs, avec d’autres codes...

Comment a-t-elle appréhendé le tournage ?

Elle avait leur âge, cela a beaucoup compté et elle s’est glissée dans cette histoire dès le premier instant avec une précision et une présence qui m’ont épatée comme si elle était non pas l’actrice expérimentée qu’elle est mais « the girl next door ». Elle a travaillé à établir un rapport personnel avec chacun des autres acteurs. Elle n’a pas été l’actrice qui débarque, elle a eu cette générosité de les aider sur le plan du jeu. Il faut dire aussi que quand elle est revenue pour le film, ils s’étaient entraînés et étaient devenus très bons ! Et puis leur niveau sportif les mettait à égalité sur un autre plan.

 Les scènes de sauts sont centrales dans le film, vous ne vous contentez pas d’en faire l’arrière-plan de l’histoire...

Les sauts sont effectivement le cœur du film. Ces jeunes gens exclus très tôt du système scolaire et marginalisés socialement y sont passés maîtres. Le saut de la Corniche est leur instant de gloire, d’excellence. Il ne faut pas oublier que sauter de si haut dans la mer est réellement dangereux. On a fait un énorme travail d’entraînement, de sécurisation et de repérages avec le plongeur, champion de haut vol, Lionel Franc. Mais au moment de tourner, on nous a dit : « Pas question ! On lutte contre les sauts sauvages donc vous n’aurez pas d’autorisation. Jouez la comédie ici mais allez sauter à Cassis ! ». On a donc tourné tous les sauts en douce en trois jours à la toute fin du tournage, à la mi-octobre, dans une eau glaciale.

Comment comprenez-vous ce désir de prise de risque que prennent ces jeunes qui sautent ?

Entre le moment où ils sautent dans le vide et celui où ils arrivent dans l’eau, ils racontent qu’il y a comme une explosion de plaisir. Ils connaissent très bien le risque mais se surpasser et triompher de la peur, de la mort, procure une décharge intense d’adrénaline incomparable. Les conduites à risque sont une manière de sentir qu’on est vivant. Et de penser sa vie en action. Pourquoi faire des choses dangereuses et difficiles ? Mais parce que la vie est dangereuse et difficile, en particulier à cet âge-là et dans cette classe sociale-là. Sauter, prendre des risques vitaux, c’est une manière métaphorique de chercher à penser et à expérimenter ce qu’on peut faire de sa vie, se propulser dans l’espace comme on se propulserait dans l’avenir.

Vous filmez le vertige au propre comme au figuré...

 Quand on prend une décision importante, on est nu, fragile, seul, on agit instinctivement, les repères se brouillent parce que c’est du nouveau qui naît. C’est comme un saut mental dans un nouvel espace biographique, imaginaire. Le vertige c’est aussi cela, un trac, une peur avant de décoller de soi. Filmer le vide, la peur sur les visages devant le vide... J’ai voulu organiser le récit et son dénouement autour de cet instant. Concrètement avant le saut et moralement avant une décision cruciale. Nos choix construisent notre identité, tracent notre histoire. Ils nous définissent autant et peut-être davantage que notre origine. C’était d’autant plus important à dire et à filmer dans cette ville peuplée par une France métissée. Marco, Mehdi, Suzanne et la capitaine, tous vont accomplir un acte neuf, libre, singulier qui transformera la suite de leur histoire. Corniche Kennedy est un film sartrien, au fond !  

Vous-même, comment avez-vous appréhendé ce risque des sauts pour le besoin du film ?

Bien sûr, dès le début cela a été un souci, une obsession ! Mais j’ai choisi des jeunes gens qui sautaient déjà sans que je le leur demande. Et qui ont du plaisir à le faire et m’ont beaucoup appris sur cette pratique. Ce sont des « spécialistes » en ce domaine, ils voulaient aussi témoigner de qui ils étaient et que leur excellence soit immortalisée dans un film. Et puis on avait des conditions de sécurité maximale : en bas, il y avait bateau, médecin, plongeur... Et puis même s’ils sautaient déjà de la Corniche, ils se sont entraînés à le faire en conscience avec Lionel Franc. Evidemment, il pouvait toujours arriver quelque chose, à chaque saut on avait peur, mais on leur a toujours donné la possibilité de se rétracter et d’avoir recours à des doublures... Aucun n’a reculé, au contraire, ils m’entraînaient.

Et le travail sur la lumière ?

C’était d’autant plus important que le film est entièrement tourné en extérieur, en lumière naturelle. Je connais Isabelle Razavet, la directrice de la photo, depuis longtemps, je pensais qu’elle pourrait avoir un regard documentaire tout en sublimant les personnages et les paysages. Elle a fait un grand travail de repérage de la lumière, on a tourné à des endroits et à des heures très précis, il ne suffit pas de planter la caméra sur les rochers. C’est troublant pour moi car Corniche Kennedy apparaît comme mon film le plus spontané alors qu’il a été peut-être le plus compliqué à fabriquer ! Tout a été conquis, avec l’équipe on s’est battus contre la matière tout le temps.

La figure du poulpe revient à plusieurs reprises.

Afin d’être le plus juste possible, je suis allée voir les flics mais ils me délivraient un discours stéréotypé. Heureusement, j’ai rencontré par la grâce de mon ange gardien marseillais, un policier très spécial. On est devenus amis, il m’a donné des infos et aidée à écrire le scénario. Il joue même dans le film... Quant à Moussa Maaskri qui joue l’autre flic, c’est un acteur magnifique, plein de force et de sensibilité, très touchant. Et il est de Marseille ! Il m’a beaucoup parlé de sa ville, comme tous les acteurs marseillais, Rachid Hafassa, Cyril Brunet, Agnès Régolo qui m’ont soutenue indéfectiblement et ouvert beaucoup de portes. Cette ville suscite des passions.

La musique, tour à tour légère et plus inquiétante, fait le lien entre la chronique adolescente et l’intrigue policière.

Comme pour tous mes autres films, j’ai retrouvé Béatrice Thiriet, une formidable musicienne. La musique originale de Corniche Kennedy célèbre notre belle collaboration. Béatrice Thiriet / Dominique Cabrera : 20 ans, presque l’âge des héros du film ! La musique est un mélange d’électro, de voix et de symphonie. On a eu la chance d’enregistrer avec un orchestre dont les cordes se mêlent parfois à des couplets de slam ou de rap, des mots de Kamel et de Dante. Des profondeurs de l’eau jaillissent des voix synthétiques, l’appel des sirènes, les rifs d’une trompette venus d’Orient accompagnent la ronde nocturne du personnage d’Aïssa Maïga, c’est une partition riche en diversités et en couleurs sonores.

C’est une B.O. tour à tour joyeuse, mélancolique, sensuelle, mysté- rieuse qui laisse éclater les rimes des chansons : la magnifique N’selfik et la chanson de Kamel et Imhotep ou le slam de Dante. Sur le générique de fin on retrouve les voix des Saïan Supa Crew que nous avions rencontrés pour Nadia et les hippopotames. La musique porte, agrandit le film. Elle a été parfois légère, jazzy, urbaine mais aussi symphonique, savante, aspirant au large, à l’horizon immense. Ce que l’on peut dire aussi peut-être de l’écriture de Maylis de Kerangal. Ce n’est pas un hasard si je me trouve des atomes crochus avec Béatrice et elle.

Comment ont été composés les morceaux de rap ?

Kamel écrivait des chansons, je voulais leur faire une place dans le film. Il a travaillé avec Béatrice sur l’un de ses textes. Et ensuite, la vie m’a apporté la rencontre avec Imhotep d’IAM, le groupe marseillais de légende, qui a généreusement accepté de mettre en musique une des chansons de Kamel. Celle-ci résonne comme les mots, les humeurs changeantes d’un journal intime.

Dans le roman, le personnage de commissaire est un homme... Pourquoi l’avoir transformé en femme ?

Qui sait ? J’ai dû me projeter dans ce personnage de flic qui observe ces jeunes... Et je l’ai écrit au féminin ! Et puis quand j’ai eu la vision d’Aïssa Maïga pour jouer le rôle, j’ai adapté le rôle pour elle. J’avais tourné avec Aïssa un téléfilm, Quand la ville mord, et beaucoup aimé cette rencontre. C’est un bonheur de la filmer, elle a une grâce fragile et une grande autorité. Dans Corniche Kennedy, elle est le regard posé sur la jeunesse par une adulte définie par sa fonction de flic – les adultes sont filmés dans leur rôle social, dans des cadres rigides, comme bridés, déjà domestiqués en quelque sorte, en contrepoint de la vitalité des jeunes. Mehdi dit d’ailleurs à la capitaine : « Regarde-toi, tu es éteinte, moi je suis allumé, je suis à fond. » Sans avoir besoin de raconter son histoire, il fallait qu’on puisse partager sa soudaine émotion devant l’absurdité de son devoir à la fin du film.

Justement, à la fin du film, Marco et Suzanne lui tendent la main...Peut-être parce que ces jeunes eux aussi m’ont tendu la main... À ce moment-là du film, dans ce lieu-là, ils ne sont plus les « délinquants » et elle la « flic » mais des personnes. Ils aident quelqu’un qui a le vertige. Ils sont déterminés par leur humanité et elle aussi, qui les laisse partir alors que dans d’autres circonstances, elle les aurait sans doute arrêtés. Dans cet espace ouvert sur la mer, ce lieu des possibles, tout le monde peut prendre la liberté de sortir du cadre.

Propos recueillis par Claire Vassé.