"On se dit qu’un film qui s’appelle "Chronique d’une disparition" et
qui commence par une apparition ne peut que retenir l’attention. Le
film d’Elia Suleiman s’ouvre en effet dans un clair-obscur beaucoup
plus obscur que clair, la caméra tournant très lentement autour d’une
masse comme de bois grossièrement sculpté, taches abstraites, idole ou
coin de meuble, on ne sait. Et il faudra qu’au terme de ce mouvement
tournant la scène s’éclaire un peu mieux pour qu’on découvre qu’il
s’agit de la tête ridée d’un vieil homme, dormant la joue appuyée sur
son poing fermé. L’abstraction et les supputations qu’elle engendre
s’évanouissent, un homme apparaît. Le film est à l’image de cette
énigmatique ouverture : très simple et très savant.
C'est l’histoire d’un retour au pays. Le réalisateur, né à Nazareth en
1960 et vivant aux Etats-Unis, revient chez lui pour voir ses parents,
les siens, sa terre. Et faire un film. Il se met lui-même en scène dans
cette quête, Pierrot faussement naïf, frère de Harry Langdon, qui tient
en images son carnet au jour le jour. Et les impressions succèdent aux
impressions. Une dame corpulente, c’est sa tante, entre dans un salon
vide, s’assied sur un canapé et commence à parler, à personne, sinon à
la caméra droit braquée sur elle, immobile. Quelques histoires de
famille passent là. Les figures et les pions d’un jeu de jacquet qui se
joue sur cette terre depuis, dit-on, les Phéniciens qui l’inventèrent,
apparaissent sur l’écran d’un ordinateur. Un vieux monsieur affronte la
machine. Puis il y a un café, puis un carrefour où des badauds guettent
des automobilistes qui ne vont pas manquer de s’y disputer, et un
prêtre orthodoxe qui, au moment même où des scooters marins déchirent
le silence du lac de Tibériade, parle de Jésus marchant sur les eaux,
et une boutique où l’on met soigneusement en flacons un peu de
poussière de la Terre sainte, et…
Bref, ce n’est
pas pour rien que cette première partie du film s’appelle "Nazareth,
journal intime". Et si la seconde est titrée "Tel-Aviv, journal
politique", elle est, d’une certaine façon, tout aussi anecdotique. Ce
n’est pas là un reproche. Bien au contraire. C’est même le mérite
premier, et très grand, de ce film, de donner à voir, avec l’acuité du
regard de celui qui, revenant au pays, ne retrouve plus le rêve qu’il y
a laissé, le quotidien d’enfermement des Palestiniens, cette vie qu’on
leur fait sans l’horizon d’un avenir à espérer. C’est que, si
"Chronique d’une disparition" en chacune de ses séquences prise à part
est drôle, de cet humour élégant et glacé qui saura voir d’abord, dans
l’agressivité de l’occupant israélien surarmé le grotesque de la
posture, s’il est tendre, de cette tendresse qui lira tout l’amour du
monde sur le corps lourd d’une mère ensommeillée, il est, à prendre
dans sa totalité, parfaitement désenchanté. Et ce n’est évidemment pas
pour rien qu’il s’achève par un très long plan fixe sur une télévision
allumée, où le speaker israélien donne des nouvelles religieuses à
l’intention des juifs seuls, avant que claquent les drapeaux d’Israël,
plan suivi d’un contrechamp dans la même pièce sur un vieux couple
palestinien somnolant devant ce poste qui ne parle pour personne, comme
la vieille tante du début. "A mon père, à ma mère, ma seule patrie",
écrit le cinéaste à la fin de son film, dédicace d’amour et de
désespérance.
On n’aura pas dit assez
l’étonnante beauté de ce film, un de ces ovnis, "objets inquiétants"
dont Jean Rouch attendait la "mise en circulation" par le cinéma, si
l’on n’ajoute que, donné comme "journal", il est "cinématographiquement" écrit comme un journal. Cas de plus en plus
rare dans un cinéma qui va vers le prêt-à-porter, d’une "forme" pensée
par rapport à ce qui est à dire. C’est bien en effet une question
d’écriture : tout est quasiment, à la manière des grands primitifs,
tourné en plans fixes, caméra immobile, les personnages frontalement
saisis face à elle. Cela donne une extraordinaire force de persuasion à
tout ce qui est montré, sans artifice, aurait-on envie de dire. Et
pourtant, l’artifice (et c’est l’écriture) est bien évidemment là : les
scènes ont été écrites pour être jouées, les personnages qui ne sont
pas des acteurs, mais les parents et amis du réalisateur et lui-même,
ont été préparés pour cela, les lieux ont été choisis, et jusqu’à
l’emplacement de la caméra à la bonne distance, celle qui permettra
d’entrer sans la violer dans l’intimité d’une chambre, ou qui élargira
le champ jusqu’à saisir tout ce qui se passe dans une rue. Il y a du
Tati dans cette science d’une appréhension de l’espace. C’est-à-dire du
grand cinéma, et c’est assez rare pour qu’on n’en relève pas tout le
charme poignant."