Ce Félix-là a un vélo, et un sourire charmeur, un compagnon très amoureux et la bougeotte. Il habite à Dieppe, il est heureux. Il ne devrait pas : à demi-arabe, chômeur, séropositif, en principe c'est la carte de visite-type pour un portrait au noir, de quoi plonger dans les déprimes contemporaines. Mais voilà, Olivier Ducastel et Jacques Martineau ne l'entendent pas de cette oreille, ils ont décidé une fois pour toutes que le pessimisme brouille la vue et l'entendement.
Il y a deux ans, avec leur premier film, Jeanne et le Garçon formidable, ils donnaient une comédie musicale dont le principe même était un pari formidablement vivace, dont l'exécution mettait en joie malgré la gravité du thème et la tristesse du dénouement. Ils récidivent avec leur Félix le bienheureux. Il ne s'agit pourtant pas d'une comédie musicale à proprement parler, on n'y danse ni n'y chante.
Mais c'est la tonalité « en-chantée » chère à Jacques Demy qu'on retrouve au fil des pérégrinations de Félix, dès lors que celui-ci décide de quitter son port normand pour rallier la rade de Marseille afin de rencontrer son père, qu'il n'a jamais connu. Pur artifice de scénario, au lieu de prendre le TGV comme tout le monde, il traversera la France en diagonale, en stop, en douce. Il y fera une série de rencontres, qui finissent par lui dessiner une drôle de famille imaginaire et dispersée, une authentique idée républicaine et amusée de communauté, avec un petit frère aguicheur et volage à Chartres, une grand-mère volontaire et philosophe à Brioude, un frère cheminot et amateur de cerfs-volants à Mende...
Et un faux frère mais vrai salaud à Rouen, sa réplique du côté d'Orange ou de Vitrolles : le monde dans lequel évolue Félix n'a rien d'idyllique, les racistes tuent, les petites lâchetés des uns et des autres ont un quotidien dont il n'y a pas à être si fier que ça. Mais justement, dit et redit le film, d'un dialogue à une rencontre, de cela on peut faire une histoire, un récit, une aventure, et rien n'oblige à la plonger d'emblée dans la bouteille d'encre noire si l'on espère y voir quelque chose. Sans doute les réalisateurs jouent sur une connivence acquise sans trop de mal avec leur public quand il s'agit de la dénonciation des beaufs et des fachos ; ils cherchent en revanche les limites de cette complicité dans la manière de figurer explicitement les amours homosexuelles de leur héros.
Insistantes, les embrassades entre Félix et son (ses) amoureux viennent interroger le spectateur « tolérant » : au-delà d'un signe d'ouverture d'esprit, jusqu'à quel point un baiser entre hommes est-il regardable de la même manière - c'est-à-dire au-delà de sa reconnaissance comme signe de transgression - qu'un baiser entre un homme et une femme ? C'est l'un des questionnements du film (...) de défier ainsi ses propres limites, de mettre en conflit son regard inquiet sur une réalité sociale et humaine difficile et ses partis pris de stylisation.
Au premier rang de ceux-ci figure la manière dont les personnages sont dessinés, avec un charme de croquis un peu enfantin qui aide à la légèreté du mouvement d'ensemble. Tous les comédiens y contribuent, dont le très jeune et très étonnant Charly Sergue, aux côtés de valeurs confirmées. Mais, rayonnant de séduction, Sami Bouajila est le principal « effet spécial » permettant au film de trouver sa dynamique dans cet alliage subtil entre observation de la réalité, artifice de sa mise en forme et mise en doute de ses propres méthodes.