28 FÉVRIER 2011

"Arrête de dire "je" tout le temps..."

Rémi Lange a filmé sa vie avec son compagnon Antoine Parlebas. Autofiction ou autosatis-fiction ? Quand l'un répond aux questions de l'autre, tout s'emmêle.

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Rémi Lange : D'abord, comme dirait Gilles Barbier, un artiste que j'aime bien, "il y a une expression qui me fait hurler de rire, et qu'on entend bien souvent : 'la parole de l'artiste'. Comme s'il s'agissait d'une auréole de sainteté qu'on lui collerait sur le crâne". Bref, s'il faut absolument que " l'artiste " parle : Les Yeux brouillés est, comme mon premier long métrage, Omelette, un film-journal intime, composé d'extraits de mes trois journaux (le filmé, l'écrit, le sonore) et de scènes un peu jouées.

Antoine Parlebas : Mais qui ne joue pas dès lors qu'il est devant une caméra ?

Rémi Lange : arrête de m'interrompre tout le temps s'il te plaît ! Les Yeux brouillés est la suite directe et autonome d'Omelette, c'est la partie centrale d'une trilogie dont le troisième volet, actuellement en préparation, a pour sujet : " jeune couple d'hommes recherche femme pour faire un enfant... et un film en même temps ".

Antoine Parlebas : Qui sait s'il n'y aura pas d'autres journaux filmés ensuite ? Qui peut prédire notre avenir ? Les Yeux brouillés est peut-être l'épisode d'une série genre La Petite Maison dans la prairie, version trash...

Rémi Lange : Le sujet de chaque film-journal, quel qu'il soit, ne change pas. Ici, comme dans Omelette, c'est toujours l'histoire d'un mythomane-manipulateur qui, dans un délire romantique post-pubère, se crée des souffrances, provoque des malheurs, afin de pouvoir transformer une tranche de sa vie en "film-journal-narratif-classique-grand public ". Car dans le "vrai" cinéma, "on ne fait pas en général de films sur des histoires heureuses". Là aussi le personnage va chercher au fond de son inconscient un conflit latent et le fait éclater devant sa caméra. Mais ce n'est plus la dissimulation d'une homosexualité, de secrets de famille qui pose problème ici, c'est la relation entre Antoine et Rémi à travers le temps qui passe...

Antoine Parlebas : Enfin, le sujet du film, c'est leur Amour, le désir qui circule, comment au sein du couple on essaie de faire durer le désir pour qu'il ne meure jamais. C'est quand même une grande histoire d'amour, non ?

Rémi Lange : Si tu veux. On peut effectivement regarder le film au second degré, avec humour et dérision. Dans ce cas, c'est une histoire d'amour explosive genre Nous Deux version gay : je te quitte, je te retrouve, je t'aime toujours... un beau roman-photo quoi ! Mais le film est quand même, que tu le veuilles ou non, un thriller sentimental très noir, très triste...

Antoine Parlebas : C'est de ta faute, c'est toi qui as voulu que la voix-off soit si glauque, pas moi !

Rémi Lange : Ce qu'on voit est ma vision de ce qui s'est passé, les mêmes événements retranscrits par toi auraient donné un film complètement différent... plus mièvre sûrement ! Dans la réalité, tout s'est bien passé (ou presque). Je ne suis pas un "diariste" normal qui se contente d'enregistrer sa réalité. Au contraire, je la noircis pour qu'elle puisse attirer un maximum de spectateurs : l'écran de cinéma est pour moi un miroir déformant...

Antoine Parlebas : "Pour moi"... Pour nous ! Arrête de dire "je" tout le temps... Et puis fais attention à ce que tu dis, sinon on va dire que ce n'est pas un journal intime mais une fiction...

Rémi Lange : Pourquoi pas ? Il n'y a aucune honte à dire que ce film est un mélange hybride de scènes " cinéma direct/cinéma vérité " et de scènes reconstituées, de scènes d' "autofiction" pour reprendre un terme de Philippe Lejeune, qui parle mieux que moi, et qui a dit un jour : " Ce qui apparaît de quelqu'un dans un journal n'est pas la personnalité mais seulement une partie, un élément de la personnalité, la partie interdite, refoulée, compensatoire (...). Les gens pensent en général que le journal est un document fiable sur une personne. CE N'EST JAMAIS VRAI !". Pour faire un film "grand public", je me suis donné l'image d'un garçon odieux, à problèmes, ce que je ne suis pas dans la vie quotidienne... j'espère !

Antoine Parlebas : Moi aussi !!! Qui dit "image de soi" dit transformation, artifice, mensonge. Surtout mensonge...

Rémi Lange : Le journal intime n'est pas un confessionnal, et je n'ai pas à dire toute la vérité comme devant un juge... Les Yeux brouillés est juste une représentation possible de ce que nous avons vécu en juin-juillet 1994. D'ailleurs il existe un autre montage des mêmes événements, réalisé en 1995, un autre film qu'on pourrait intituler "Les Yeux brouillés - version longue". Cette toute première version en Super 8, qui a circulé dans un milieu underground (Prix du public aux 9es Rencontres du Cinéma Indépendant de Châteauroux) est une version plus libre que la version 2000 en 35 mm : elle en dit plus sur le personnage David, elle ne cache pas son visage, ne dissimule pas son passé... Pour chaque tranche de vie, il existe plusieurs films, plusieurs représentations différentes. En imaginant toutes ces tranches de vie collées les unes aux autres, je me dis, dans une mégalomanie ou un désespoir hors du commun, que je suis peut-être la seule personne au monde à remodeler toujours et encore la même histoire, son histoire.

Antoine Parlebas : Ben voyons, Rémi est la Pénélope du journal intime, la Pénélopette... Bon, maintenant que c'est terminé ton autocélébration, ton "autosatis-fiction", faudrait peut-être qu'on parle de notre échange de corps...

Rémi Lange : Ah oui, j'allais oublier... Le but de tout ça est d'abord d'essayer de créer des "échanges de vies" par l'intermédiaire de films-journaux. Dans Les Yeux brouillés sont insérés des morceaux de vie donnés par d'autres personnes : le film de la chorégraphie de Matthieu Doze, le message d'Alain Burosse sur mon répondeur, les mots de David... Et les rencontres réalisées par l'intermédiaire de mon premier film (comme celle de Grégory) sont intégrées dans le deuxième. Mais la réalisation des films-journaux s'inscrit dans un travail plus global sur le "je" et ses corollaires : le vécu et le corps. Inspirés par Journiac, Artaud, le fakir Musafar, Orlan, Stelarc, notre but est non seulement d'essayer de créer des échanges de vies via des films-journaux, de reconstruire symboliquement mon vécu au travers du vécu de l'autre, mais aussi de reconstruire mon corps au travers du corps de L'autre, celui d'Antoine : échanges de corps via des opérations chirugicales. Comme la technologie le permettra, nous avons pour projet de se changer pour s'échanger... s'échanger côtes flottantes (transplantation), s'échanger notre sang en reliant nos corps à un coeur artificiel (transfusion). D'humain à humain, l'un dans l'autre dans un nouveau corps hybride.

Antoine Parlebas : Une autre forme d'amour... ou l'Evangile selon Cronenberg ?

Rémi Lange : Peut-être... Nous allons donc commencer l'échange symbolique de corps par un implant sous-cutané un peu spécial : je vais faire implanter dans mon corps une capsule en téflon contenant un morceau de ton corps (sperme, sang, poudre d'os), et tu vas faire de même avec un morceau de mon corps. Chacun va devenir le reliquaire vivant de l'autre dans une sorte d'art "transcorporel". Il faut modifier le corps : le changer et l'échanger. On aura alors une nouvelle entité : Rémi-Antoine Parlebas-Lange. Rémi Lange est Antoine Parlebas...