01 DÉCEMBRE 2017

Arts - Jean-Louis Bory, 14/09/1966: Fahrenheit 451

" Ce mélange d’humour et de tendresse auquel je suis personnellement très sensible, voilà le charme de Fahrenheit 451 (...) le récit de Ray Bradbury (...) appartient à la science-fiction. Le film de Truffaut, non. Encore moins qu’Alphaville. Tous les gadgets, les moyens de locomotion, la prolifération des antennes de TV, les murs-écrans, les habitations, les meubles, tout est de notre présent. Truffaut s’est refusé les chiens-robots de Bradbury, par exemple. La « civilisation » de Fahrenheit 451 c’est, matériellement parlant, la nôtre. Le coup de pouce anticipateur, Truffaut l’a donné sur le plan psychologique et moral : voilà, c’est fait, l’ubiquité d’une TV « aux ordres », la dépolitisation systématique, l’anesthésie provoquée par une presse conditionnée ont définitivement abruti les gens. Ils vivent comme des végétaux heureux dans des serres ou tout concourt au confort des corps et au sommeil de l’âme. Please, do not disturb. Tout ce « qui dérange nuit. On le détruit comme les mauvaises herbes ou les microbes. Un livre dérange, puisqu’il pousse aux rêves, à l’inquiétude, aux questions. Donc, il faut détruire les livres. Cela aussi très contemporain — l’anticipation se limite au fait que tous les livres sont détruits, le Capital, le Petit Poucet, les Cahiers du Cinéma (...) Le travail, admirable, de Truffaut consiste à faire sentir l’insolite futuriste dans un décor non futuriste. Un insolite psychologique plus que matériel. A coup de menus détails portant sur des gestes, des regards, des répliques, des attitudes — et non sur des objets. Nous voilà à des années lumières d’un James Bond où tout, au contraire, est dans les objets (...) A nous de voir clair et vite, car Truffaut ne dit pas les choses. A nous de sentir, chez les personnages, cette faim vague, inconsciente, de tendresse ; cette solitude généralisée sous l’abrutissement collectif ; cette inquiétude refoulée à force de pilules ; ce froid qui obsède Antonioni ; ce silence, sous le vacarme, qui angoisse Bergman. Malaise diffus contre lequel nos amis les livres pouvaient tant. Fahrenheit 451, au même titre que le Désert Rouge, est avant tout la peinture de ce malaise. Et sur ce point, la pudeur et la sensibilité de Truffaut font merveille. Et sa tendresse qui l’incite à considérer les visages d’enfants, à tourner sa caméra vers des visages avec la peur de découvrir combien ils sont inhabités. Et cette tendresse, sitôt découverte, un retour de pudeur la voilà sous un certain sourire, un éclair d’humour qui permet à Truffaut d’éviter l’idéalisme fade ou le préchi-précha humanitariste."

" Ce mélange d’humour et de tendresse auquel je suis personnellement très sensible, voilà le charme de Fahrenheit 451 (...) le récit de Ray Bradbury (...) appartient à la science-fiction. Le film de Truffaut, non. Encore moins qu’Alphaville. Tous les gadgets, les moyens de locomotion, la prolifération des antennes de TV, les murs-écrans, les habitations, les meubles, tout est de notre présent. Truffaut s’est refusé les chiens-robots de Bradbury, par exemple. La « civilisation » de Fahrenheit 451 c’est, matériellement parlant, la nôtre.

Le coup de pouce anticipateur, Truffaut l’a donné sur le plan psychologique et moral : voilà, c’est fait, l’ubiquité d’une TV « aux ordres », la dépolitisation systématique, l’anesthésie provoquée par une presse conditionnée ont définitivement abruti les gens. Ils vivent comme des végétaux heureux dans des serres ou tout concourt au confort des corps et au sommeil de l’âme. Please, do not disturb. Tout ce « qui dérange nuit. On le détruit comme les mauvaises herbes ou les microbes. Un livre dérange, puisqu’il pousse aux rêves, à l’inquiétude, aux questions. Donc, il faut détruire les livres. Cela aussi très contemporain — l’anticipation se limite au fait que tous les livres sont détruits, le Capital, le Petit Poucet, les Cahiers du Cinéma (...)

Le travail, admirable, de Truffaut consiste à faire sentir l’insolite futuriste dans un décor non futuriste. Un insolite psychologique plus que matériel. A coup de menus détails portant sur des gestes, des regards, des répliques, des attitudes — et non sur des objets. Nous voilà à des années lumières d’un James Bond où tout, au contraire, est dans les objets (...)

A nous de voir clair et vite, car Truffaut ne dit pas les choses. A nous de sentir, chez les personnages, cette faim vague, inconsciente, de tendresse ; cette solitude généralisée sous l’abrutissement collectif ; cette inquiétude refoulée à force de pilules ; ce froid qui obsède Antonioni ; ce silence, sous le vacarme, qui angoisse Bergman. Malaise diffus contre lequel nos amis les livres pouvaient tant. Fahrenheit 451, au même titre que le Désert Rouge, est avant tout la peinture de ce malaise. Et sur ce point, la pudeur et la sensibilité de Truffaut font merveille. Et sa tendresse qui l’incite à considérer les visages d’enfants, à tourner sa caméra vers des visages avec la peur de découvrir combien ils sont inhabités. Et cette tendresse, sitôt découverte, un retour de pudeur la voilà sous un certain sourire, un éclair d’humour qui permet à Truffaut d’éviter l’idéalisme fade ou le préchi-précha humanitariste."