28 FÉVRIER 2011

Barlen Pyamootoo, la nuit et les femmes de l'île Maurice

Ecrivain, Barlen Pyamootoo a adapté son propre roman et donné naissance au premier film d'un réalisateur mauricien, interprété par des comédiens mauriciens et tourné en créole mauricien. Un film qui montre un autre visage de l'île : l'arrière-pays, la nuit, la réalité sociale. Et, à travers le voyage de deux amis, une quête d'amour et de sexe guidée par la musique.

Barlen Pyamootoo :

UN ROMAN...

" J’ai écrit mon roman “Bénarès” paru aux Éditions de l’Olivier en 1999, sans aucun rêve de cinéma à l’époque. Je n’avais jamais réalisé de court métrage. Trois ans plus tard, le producteur Joël Farges m’a demandé de lui céder mes droits d’adaptation : fou de joie, je lui ai donné mon accord immédiatement ! Au départ, il souhaitait faire travailler un scénariste confirmé sur l’adaptation. Mais quand Joël est venu me voir à Maurice, j’ai réussi à le convaincre de me confier l’écriture du scénario. Puis, il a accepté que je signe également lamise en scène. “Pour n’être dépossédé, lui ai-je dit, ni de mes mots, ni de mes images.” Bien sûr, il m’a adjoint des techniciens professionnels, comme le chef-opérateur Jacques Bouquin, collaborateur de Raoul Ruiz, et l’ingénieur du son Bernard Aubouy qui a travaillé avec Jean Eustache. Quand je me suis mis à écrire le scénario, la première difficulté a été d’oublier le livre : ce n’est qu’au bout d’un an que j’y suis parvenu et que j’étais davantage sur les images que sur les mots…

C’est le premier film d’un réalisateur mauricien, interprété par des comédiens mauriciens et tourné en créole mauricien. On peut s’en étonner, mais le cinéma coûte si cher et l’île Maurice est encore aujourd’hui un pays si pauvre, sur le plan économique, comme sur le plan culturel... Cela ne fait que peu de temps que nous sommes quelques écrivains mauriciens à être publiés en France. Il y a bien eu, dans les années 1940, Malcolm de Chazal ou Loïs Masson, mais ils vivaient en France… Je sentais qu’il fallait que je tourne ce premier long métrage et qu’ensuite les choses seraient plus simples, que peut-être d’autres envies de cinéma naîtraient…

L'ILE MAURICE...

Au départ, l’île était déserte et personne ne peut donc prétendre que c’est “son” île ou traiter l’autre d’étranger ! C’est d’autant plus frappant qu’il y a différents peuples à Maurice, originaires d’Europe, d’Asie et d’Afrique. Il est banal de trouver, dans la plupart des villages, un temple indien, une mosquée et une église ... Tous ces peuples ont tenté, à partir de 1968 - date de l’indépendance - de construire une nation : il fallait alors dépasser les cadres ethniques pour rechercher un élément unificateur. C’est essentiellement la langue créole qui a joué ce rôle : tout le monde à Maurice parle créole, même si on parle également français ou anglais. L’île Maurice est l’un des rares pays au monde où il existe un véritable cosmopolitisme. Hervé Masson, peintre et écrivain originaire de Maurice, disait qu’en chaque Mauricien, il y a un Européen, un Africain et un Asiatique.

Les côtes sont très visitées par les touristes, mais l’intérieur des terres reste méconnu. Dès qu’on quitte la plage, on est rattrapé par la réalité du pays. Au-delà d’un parti-pris réaliste, je n’avais d’autre choix que de montrer les petites boutiques, les champs de canne à sucre, les routes qui passent nécessairement par l’intérieur des terres, y compris pour relier une ville côtière à une autre… La musique de Gil Evans m’a également guidé pour montrer des espaces ouverts, comme des plaines immenses qu’on aperçoit devant soi. J’avais envie tout à la fois de paysages immenses et de corps filmés de manière très rapprochée.

Si on s’arrête aux grands hôtels cinq étoiles de la côte, on oublie le vrai visage de l’île Maurice. Les employés des palaces gagnent en moyenne une centaine d’euros par mois, tandis que les femmes qui travaillent dans les usines de textiles, dans des conditions épouvantables, sont payées environ 70 euros et sont obligées de faire des heures supplémentaires pour s’en sortir ! On oublie trop souvent qu’une grande majorité de Mauriciens gagnent moins de 150 euros par mois. Il n’y a donc rien d’étonnant que la prostitution sévisse et qu’on recrute les femmes dans les faubourgs misérables de Port-Louis. Et bien entendu, la quasi totalité des Mauriciens n’a pas accès à la culture qui reste trop chère : comment payer une place de cinéma 140 roupies quand on en gagne à peine 2000 par mois ?

BENARES, UN VILLAGE...

Bénarès, à Maurice, a surtout existé jusqu’à la fin des années 60, avant la fermeture du moulin à sucre, puis elle est depuis devenue une ville-fantôme. Il y avait autrefois un camp sucrier, qui fait un peu penser aux villes minières du nord de la France, où l’on entassait les laboureurs indiens. Je suis allé à Bénarès et j’y ai surpris les regards hallucinés de gens qui voient passer les rares étrangers qui s’y aventurent - comme dans les villes-fantômes de l’ouest américain. J’aime beaucoup le western, mais ma référence cinématographique reste Stranger than Paradise de Jim Jarmusch. Le film est minimaliste et d’un format très court : je me suis dit qu’on pouvait dire des choses essentielles en très peu de temps et en très peu de mots. J’ai aussi adoré le titre et l’un de mes personnages déclare d’ailleurs, en parlant de Bénarès, “Bénarès, en Inde, c’est encore plus étrange que le paradis.”

LA NUIT DES FEMMES

Lorsque je suis rentré définitivement à Maurice en 1994, après 20 ans passés en France, ce qui m’a frappé, c’est que, chez nous, la nuit est absente, sans vie, sauf dans les lieux fréquentés par les touristes et les Mauriciens aisés. Les villes et les villages me font alors penser à un désert immobile, s’étendant à perte de vue… J’ai écrit le livre, puis le scénario parce que j’avais envie de rendre la nuit présente. Quant aux femmes, de jour on peut les voir, mais la nuit ce sont plus souvent les prostituées qui peuplent les rues ou d’autres espaces publics, car les femmes “respectables” sont cantonnées à la maison ou dans d’autres sphères privées. En faisant ce film, j’ai donc voulu rendre la nuit présente par le biais des femmes.

ROAD MOVIE

Le film est aussi une quête d’amour et de sexe, et je voulais évoquer le fait que la mort et l’amour existent côte à côte. Au cours du voyage, les personnages parlent d’amour et de Bénarès, cette ville sacrée de l’Inde où les Hindous se rendent pour mourir et accéder au paradis. Il y avait donc un mouvement vers l’amour décrit par le pick-up et un mouvement vers la mort qu’évoquent les discussions autour de Bénarès. J’aime beaucoup cette notion d’ubiquité qui traverse le film et qu’on retrouve dans le nom d’un village mauricien portant le même nom qu’une ville sacrée en Inde. C’est le voyage qui est important : la destination l’est moins. On avance, on avance… mais on ne va vers nulle part. De même qu’au théâtre, c’est ce qui se passe dans les coulisses qui importe, davantage que ce qui se déroule sur scène. À travers les conversations qu’on entend dans le film - que j’ai finalement très peu inventées - je voulais mettre en scène ces gens modestes qu’on ne voit jamais nulle part…

ROAD MOVIE

Il n’y a pas de comédiens professionnels à Maurice. C’est ainsi que, par exemple, l’interprète de Jimi est un ancien député-maire de Port-Louis, actuellement rédacteur en chef adjoint d’un quotidien.

JAZZ

J’adore le jazz. C’est un ami, Ernest Wiehe, qui a composé la musique. C’est un grand musicien mauricien qui a fait ses études à Berkeley aux Etats-Unis, mais qui est ignoré à l’île Maurice. Je lui ai demandé de composer la musique et c’est la première fois qu’il écrivait une partition pour le cinéma. Quand j’ai écrit le livre, j’avais en tête les Sketches of Spain de Miles Davis, inspirés du Concerto de Aranjuez, et Ernest s’en est inspiré. C’est aussi sa musique qui joue le rôle du narrateur, présent dans le livre mais absent du film.