28 FÉVRIER 2011

Bruno Dumont : "Le cinéma est fait de correspondances"

"Le spectateur est capable de voir le pire et le meilleur dans chacun de mes films", explique le réalisateur dans cette interview autour de La Vie de Jésus. Et de poursuivre : "Mais moi lorsque je tourne mon plan je pense à l’image et à ce que je fais".

Pourquoi ce titre, « La Vie de Jésus » ?Bruno Dumont : Je suis ni croyant, ni chrétien, et derrière ce titre, se trouve un film qui n’est absolument pas dans l’iconographie chrétienne. La Vie de Jésus vient probablement d’une préoccupation que j’avais sur la recherche du sens de cette histoire, ainsi que d’une volonté de donner une réponse totalement profane à ces questions… C’est une tentative de retrouver dans le réel le questionnement spirituel. Je suis avant tout quelqu’un qui cherche.

Vous saviez que de son côté, le spectateur chercherait l’analogie. Et on en trouve.Oui. Mais je pense qu’il fallait ce titre-là, et ce film-là, pour établir une analogie. Tout le cinéma est purement analogique, puisqu’il est fait d’assemblages de plans, de correspondances… Il y a des analogies entre chacun de mes films, une analogie entre le spectateur et le film qu’il regarde…

Pourquoi avoir choisi des acteurs non professionnels ?J’ai passé dix ans à faire des films avec des professionnels et que je m’y suis cassé les dents. C’est une difficulté personnelle que j’ai avec la composition de l’acteur. J’ai besoin de partir d’une réalité humaine, et de composer un personnage de cinéma avec cette réalité et non pas à partir d’un personnage écrit sur le papier. Dans La Vie de Jésus il n’y a pas de personnages, mais simplement des êtres qui sont acteurs, et qui jouent.

Ce n’est pas du documentaire…Ah non ! Même si ça y ressemble beaucoup à cause du son direct, des décors naturels, et des acteurs eux-mêmes… Il y a eu beaucoup de confusions sur La Vie de Jésus. On a notamment dit que j’étais un cinéaste social, ce qui totalement faux. Le film n’a aucune prétention sociologique. D’ailleurs je viens de la philosophie : je fais davantage un cinéma intuitif qu’un cinéma sociologique.

Quelle est linfluence de la philosophie sur votre façon de travailler ?Il y a dans le questionnement du cinéaste et dans celui du philosophe une même exigence de vérité. En même temps, être réalisateur, c’est faire du réel, c'est parler au corps avant qu'à l'esprit. Je cherche davantage à me rapprocher des instincts, qu’à vouloir illustrer des idées. C’est d’ailleurs contre l’idée que je lutte. Je lutte contre les intentions, contre les dialogues écrits… ça m’insupporte vraiment de voir un acteur dire ce que j’ai écrit, j’attends de lui qu’il ramène le scénario à quelque chose de beaucoup plus sensible.

Pour autant, on sent encore de l’intentionnalité dans certains plans. Par exemple lorsque le pinson de Freddy apparaît en ombres chinoises et que Freddy essaie de le faire chanter en lui passant une cassette. Est-ce qu’on ne peut pas voir ici quelque chose d’un peu réflexif sur le cinéma ?Non, tous les pinçonneux éduquent leurs pinçons en leur passant des sifflements d’oiseaux. C’est un conditionnement que j’ai appris, que j’ai vu, sans quoi je n’aurais pas eu l’idée d’aller passer une cassette à un pinson. Je me documente énormément, puis je combine du vrai avec du vrai. Après, ça peu éveiller chez le spectateur beaucoup de choses, mais moi lorsque je tourne mon plan je pense à l’image et à ce que je fais. Mais le spectateur est capable de voir le pire et le meilleur dans chacun de mes films.

Parce que l'interprétation n'est jamais jointe à vos films. Il manque quelque chose, c'est ce qui inquiète le spectateur.Absolument. Le film n'est pas là pour résoudre les problèmes du spectateur, mais pour l'éveiller. Lorsqu'il sort du film commence pour lui le travail de méditation.

Travail difficile, quand le film suit le cheminement de Freddy, un meurtrier...Mais il faut l'affronter, Freddy ! Freddy n'est pas simple, mais ce n'est pas à moi de le résoudre. Les arts doivent servir à éveiller les hommes, et pas à les distraire. Moi quand je vais voir une pièce de Shakespeare, ça me hante, et même si je n'ai pas tout compris, ça me porte. Et pourtant, ses héros, par exemple Richard III, ne sont pas des saints. Ce n'est pas à moi de livrer un jugement sur ce qu'il est, je ne suis pas là pour faire un cours de morale... Etre face à Freddy c'est être face à soi. C'est évident. C'est comme ça que ça marche, le cinéma : c'est un morceau de soi.

Propos recueillis par Henri Desaunay