Chronique d'un éleveur de singe
Nagisa Oshima revient sur le tournage de Max, mon amour. Sa volonté de communiquer en français sur le tournage, de ne pas répéter, de donner sa part d'impro au film, et de mystère au chimpanzé.
A l'automne 1982, Serge Silberman est venu à Tokyo et m'a proposé de faire un film avec lui. J'ai dit oui mais il a fallu une bonne année avant que le travail concret ne commence. A la fin de l'année 1983, Silberman arriva avec une idée. il ne me fallut qu'une seule soirée pour être entièrement convaincu. Qu'un chimpanzé devienne un personnage important d'un film, on pouvait prévoir que cela allait entraîner de grandes difficultés pour la réalisation. Mais la difficulté a toujours été pour moi source d'inspiration, une incitation à la création. Le problème, c'était de savoir si oui ou non, j'allais être séduit par la matière. Eh bien, j'ai été séduit. Pourquoi ? Je n'en sais rien. D'ailleurs c'est cela, justement, qui est important. Si je pouvais expliquer pourquoi j'ai été attiré, cela voudrait dire que finalement cette attirance n'était pas si forte. J'ignore pourquoi j'ai été séduit et je m'en tiendrai là.
En janvier 1984, Jean-Claude Carrière, qui avait eu l'idée de départ, vint à Tokyo et nous eûmes alors nos premiers entretiens en vue de rédiger le scénario. Même à ce moment-là, je n'ai pas essayé d'obtenir des éclaircissements, ou de lui poser des questions du genre : «pourquoi avoir eu une idée pareille ?» Lui, de son côté, combien de fois m'a-t-il demandé : «Tu crois que ça va pouvoir faire un film ? Ça ira ?» Et je lui répondais : «Ça ira».
J'ai commencé à me renseigner sur les chimpanzés. Au Japon, dans mon université d'origine, celle de Kyoto, il existe un groupe de spécialistes qui a effectué des recherches de pointe sur les chimpanzés. Ces chercheurs ont commencé par travailler sur les singes du Japon avec de bons résultats. Puis, à partir de 1960, ils se sont tournés vers l'Afrique pour s'intéresser aux chimpanzés sauvages. C'était l'année même où la Britannique Jane Goodall et le Hollandais Adriaan Kortlandt, chacun de leur côté, se rendaient en Afrique pour étudier les chimpanzés.
Les chercheurs japonais ont obtenu des résultats de haut niveau et ils ont maintenant publié un tas de livres sur la question. Par ailleurs, la N.A.V., une société de production de films et documentaires pour la télévision – société pour laquelle j'avais travaillé autrefois – avait fait plusieurs films sur certaines de ces recherches. Enfin, et sans aucun lien avec tout cela, il se trouve que je connaissais déjà le spécialiste du zoo de Kobe qui, le premier au monde, est parvenu à élever un chimpanzé de manière complètement artificielle.
En mars 1984, je me suis rendu à Paris pour une quinzaine de jours afin de discuter de nouveau avec Jean-Claude Carrière. De retour au Japon, en mai, je mis une vingtaine de jours pour achever une première version en japonais. Au moment où je venais de lui envoyer la traduction de ce texte en anglais, je recevais un scénario complet écrit par Jean-Claude Carrière après nos discussions. Les deux textes étaient extrêmement près l'un de l'autre.
A partir de la mi-août, je vins à Paris avec l'intention de m'y installer jusqu'à ce que le film soit achevé, quitte à me rendre de temps à autre au Japon. Jean-Claude et moi, assis face à face à une table, nous avons revu ligne par ligne le dialogue et les indications scéniques. C'est de cette manière que je procède toujours au Japon avec mes amis scénaristes. Nous travaillions chaque jour deux heures le matin ou deux heures l'après-midi. Le cerveau humain ne fonctionne guère correctement que deux heures à peu près par jour. C'est ce qu'il a toujours pensé et moi aussi. Nous avons laissé quelques passages à revoir plus tard au moment du choix des acteurs, avant le tournage proprement dit, et le scénario fut achevé en novembre.
De son côté, Serge Silberman recherchait à travers le monde le chimpanzé. Los Angeles, New-York, Londres... Je n'oublierai jamais ce jour où nous nous sommes retrouvés à Los Angeles, débarquant chacun de notre avion, lui, le Français venant de Tokyo, et moi, le Japonais venant de Paris. Finalement avec l'aide des amis américains de Serge, nous avons pu fixer fin 1984 la ligne de conduite et les façons de procéder pour obtenir un chimpanzé complet.
«Comment allez-vous faire pour filmer le singe, allez-vous prendre un vrai chimpanzé ou un faux ?» C'était normal que l'on ait envie de se poser ce genre de questions. Pourtant, réfléchissez un peu, étais-je vraiment, moi, obligé de répondre à ce genre de questions ? Non. C'est un secret de fabrication. Eventer ce secret, empêcher le spectateur de regarder tranquillement son film, sont des choses qu'un metteur en scène n'a pas le droit de faire, les journalistes non plus, à plus forte raison. Tout en attendant que mon chimpanzé mûrisse, j'ai commencé en janvier 1985 les auditions pour les acteurs. Elles se sont prolongées, avec des interruptions, pendant à peu près six mois.
«Pourquoi avez-vous décidé de prendre Charlotte Rampling ?» Je déteste les gens qui emploient l'expression «prendre un acteur». Car cela implique que, pour eux, il existe un rapport hiérarchique entre le métier de cinéaste et celui d'acteur. Il est certain qu'un metteur en scène «choisit» un acteur. Mais en même temps, il ne faut pas oublier que l'acteur choisit un metteur en scène ou un film. Margaret choisit Max de la même manière que Max choisit Margaret. Mes manières de procéder pour le casting sont très simples. Je mets toujours des personnages que je considère comme entiers dans des rôles qui à première vue ne sont pas importants, c'est-à-dire des rôles dont les apparitions ne sont pas nombreuses. Il est souvent souhaitable que ces rôles ne soient pas tenus par des acteurs professionnels. C'est le cas, par exemple, de la grosse servante d'auberge dans L'Empire des sens. C'est aussi le cas de l'idiot, le frère du héros dans L'Empire de la Passion. Ou de Kanemoto, l'auxiliaire militaire coréen dans Furyo. Ensuite, comme illuminé par la forte présence de ces personnages, qui pour moi sont uniques, j'organise en harmonie le reste de la distribution. Cette fois, la figure en question, c'était Pierre Etaix dans le rôle du détective. Je l'avais déjà rencontré chez Jean-Claude. Merci Pierre. Dans ce film, à part les deux personnages principaux que sont le mari et la femme, il n'y a que très peu de scènes pour les autres rôles. Merci à tous ceux qui ont accepté avec plaisir de jouer ces rôles et qui ont marqué le film de leur présence.
«Est-ce qu'il y a des différences avec un tournage au Japon ?» m'ont demandé beaucoup de gens. J'ai envie de répondre que fondamentalement il n'y a aucune différence. La fabrication d'un film se déroule selon un ordre. C'est partout pareil. On fait les repérages, on construit les décors, on choisit les costumes et les accessoires puis vient le tournage. On décide de la position des caméras, on met en place les éclairages, on répète, on fait les prises de vue définitives, puis le montage, la postsynchronisation, le son, la musique, puis on mixe. On ne peut omettre aucune de ces étapes. Il n'existe aucune autre façon de faire les choses correctement.
Cela dit, bien sûr, il y a quelques petites différences. Quand j'ai appris que la journée de travail commençait à midi pour s'achever à 19 h 30, je me suis dit «ça va, ça ne sera pas trop dur». Mais, en fait, c'était plutôt dur. Vers 18 h, certains membres de l'équipe commencent à manifester de la fatigue. Parfois, je faisais terminer la journée de travail plus tôt, mais la production faisait une de ces têtes... Dans le personnel, c'est comme partout, il y a des types extraordinaires, des équipes de premier ordre et puis des trucs qui plus ou moins ne marchent pas. On m'avait parlé de la division du travail entre les équipes mais j'ai été tout de même impressionné. Professionnellement, ils sont très forts. Mais d'un autre côté, je me demande si ça n'empêche pas une certaine spontanéité. Le responsable de l'équipe donne les orientations générales et ensuite, les assistants se contentent d'exécuter. Dans l'ensemble, en France comme ailleurs, les équipes organisées laissent trop peu de place à l'improvisation. Il faut lutter, et certains m'y ont aidé.
«Et les problèmes de langue ?» Ce serait mentir que de soutenir qu'il n'y en a jamais eu. Certains membres de l'équipe se sont énervés parce qu'ils ne comprenaient pas ce que je voulais. Mais j'ai persisté dans mon audace de vouloir travailler sans interprète. Faire un film, ce n'est pas négocier avec des gens qui auraient des intérêts divergents. Faire un film, c'est le travail en commun de gens qui partagent un même objectif. Et puis, nous faisons tous le même métier, non ?
J'ai toujours été un cinéaste qui répugne à expliquer. Tout est déjà dans le scénario. Les acteurs, l'équipe se fondent là-dessus et ils agissent comme ils l'entendent à partir de là. Si le metteur en scène commence à expliquer, alors les acteurs, le personnel, tout le monde n'agit plus que par rapport à ce qui vient d'être dit. Le film finit par se réduire au champ des explications données par le metteur en scène et, si la compétence des acteurs ou des membres de l'équipe laisse à désirer, alors le film s'enlise très vite. C'est encore pire si c'est l'assistant metteur en scène qui donne des éclaircissements. Car il rétrécit encore plus le champ des explications et le film perd presque toute sa vigueur. Heureusement, Charlotte et Anthony ont admis ma façon de faire. Et Raoul Coutard m'a fermement soutenu dans cette ligne. Moi je voudrais bien pouvoir tourner sans répéter. Pourquoi faudrait-il faire des essais pour des gros plans d'acteurs que j'ai moi-même choisis ?
Quand on en est arrivé à la moitié du tournage, toute l'équipe était déjà naturellement en place, et se préparait sans même que j'aie besoin de dire «la prochaine, c'est la bonne». Alors dans ces instants importants, il me suffisait de crier avec mon drôle d'accent : «Onn ba toulner». C'est ainsi que ça s'est toujours passé au Japon et c'est ainsi que je faisais dans les îles du Pacifique Sud avec David Bowie et l'équipe néo-zélandaise, pour Furyo. L'équipe française a-t-elle compris Oshima ? Je crois que non. Mais elle a simplement accepté Oshima.
Depuis quand le genre humain a-t-il attrapé cette maladie qui l'oblige à tout interpréter, analyser, comprendre ? Bien entendu, cette maladie, c'est le moteur même du développement de la civilisation. Mais cette civilisation développée ne parvient même pas à expliquer pourquoi l'espèce du chimpanzé existe sur la terre. Vis-à-vis de ces êtres inexplicables, comment faut-il agir ? Faut-il les supprimer ?
Max mon amour. Le mari découvre que l'amant de sa femme, c'est un chimpanzé. Il est stupéfait, furieux, troublé puis finalement il propose à sa femme de vivre avec elle et le chimpanzé dans le même appartement. Le film s'est bâti là-dessus. Au fait, le tournage a commencé le 23 septembre 1985 et s'est terminé début décembre. Je ne fais pas beaucoup de prises ni trop de plans et c'est pourquoi le montage était terminé à la fin de l'année. Le travail a été complètement achevé, y compris l'enregistrement de la musique, le 2 mai 1986. Pendant deux ans, j'ai élevé Max. Désormais je confie son existence à tous ceux qui verront le film."
Nagisa Oshima