10 MAI 2023

Entretien avec la réalisarice de "Sages-femmes" Léa Fehner

Avec Sages-femmes, Léa Fehner rend un poignant hommage à l’engagement des sage-femmes et dénonce l’état d’alerte de la profession.

Pourquoi avez-vous choisi de tourner un film sur une maternité ?

Léa Fehner : Mère de deux enfants, dont le premier est né avec d’importants soucis de santé, je sais combien une maternité constitue un lieu de bascule, où ce que l’on était disparaît à jamais et où l’on devient quelqu’un d’autre. J’ai été touchée qu’à cette étape centrale de nos vies nous soyons souvent accompagnées en salle de naissance par de très jeunes femmes, avec beaucoup de passion, mais aussi de fatigue, et j’ai eu envie de regarder de l’autre côté du miroir pour comprendre comment elles vivaient ces moments-là. La proposition d’ARTE de tourner avec de jeunes comédiens du Conservatoire m’a permis de plonger dans cette réalité.

Quel a été le processus d’écriture du film ?

Léa Fehner : Les comédiens, la scénariste Catherine Paillé et moi nous sommes engagés dans un travail immersif. Nous avons effectué des gardes dans des hôpitaux, de jour comme de nuit, assisté à des accouchements et à des réanimations. Ces différentes situations, des plus joyeuses aux plus explosives, nous ont permis d’éprouver cette intensité de travail. Nous avons aussi réalisé plusieurs interviews. Enfin, au cours d’ateliers d’écriture, une dizaine de sage-femmes ont partagé leur vécu et leurs anecdotes, à partir desquels les comédiens improvisaient.

Ces sage-femmes assument de lourdes responsabilités…

Léa Fehner : Ayant deux vies entre leurs mains, celles de la femme et de l’enfant, elles se situent également au point névralgique de la fabrication du lien avec la mère et la famille, un processus crucial, qui, mal engagé, peut faire du mal bien des années plus tard. Dans ce lieu de mise à nu, elles peuvent être les témoins de violences conjugales ou sexuelles. Pourtant, «ces femmes qui s’occupent d’autres femmes» pâtissent d’une faible considération à l’hôpital, en termes de salaire et de reconnaissance.

Le film montre que leur engagement se heurte à une précarisation accélérée du système…

Léa Fehner : Elles viennent à ce métier avec foi, mais nous avons été frappés par la détresse et la rage qu’elles exprimaient face au délitement à l’œuvre. Ces soignantes, maltraitées par le système, se sentent, contre leur gré, maltraitantes à leur tour. C’est cette violence-là que le film cherche à montrer, au-delà de la réalité d’un métier où l’on peut côtoyer le plus beau jour d’une vie et la tragédie d’un destin. Aux antipodes de ce que ces sage-femmes défendent, les conditions d’exercice abîment leur idéalisme. Dans ce service d’urgence qu’est la salle de naissance, cette précarisation apparaît plus criante encore. Enfermé dans une logique comptable, l’hôpital public décourage les praticiens, et le cercle vicieux s’emballe, soumettant celles et ceux qui restent à une intolérable pression. À cause de décisions politiques, nous sommes en train de perdre ce trésor d’humanité qu’est la maternité publique.

Comment définiriez-vous vos deux héroïnes, Sofia et Louise ?

Léa Fehner : À travers elles, j’avais envie de partager deux formes d’idéalisme. Déterminée, Sofia est consciente de la responsabilité qui lui échoit, mais son intransigeance envers elle-même finit, au fil des accidents de son parcours, par la tétaniser. Dans ce rôle, Khadija Kouyaté porte avec finesse la chorégraphie du soin : virevoltantes et d’une grande précision, les sage-femmes sont des danseuses ! Interprétée par Héloïse Janjaud, Louise, l’âme poreuse à l’émotion de l’autre, sent intimement quand il faut être ce pilier à laquelle la femme peut s’arrimer pour traverser l’épreuve du feu de la mise au monde. Accompagner d’autres mères aide aussi cette toute jeune femme, à peine sortie des jupes de la sienne, à grandir.

Comment avez-vous tourné les scènes d’accouchement ?

Léa Fehner : Des parents nous ont fait l’immense cadeau d’accepter qu’on filme de façon documentaire leur accouchement, et l’on s’est retrouvé, comme des sage-femmes, à attendre leur coup de fil. Après ces expériences fortes de tournage, ils sont revenus jouer ce moment avec nos comédiens, qui avaient dans l’oreille la mélopée du vécu. Parfois, leur vraie sage-femme incarnait une aide-soignante dans ces reconstitutions où quelque chose de brûlant se passait, proche de la puissance de la naissance. Nous avons ensuite gardé au montage des images de ces deux moments.

Comment avez-vous travaillé avec les élèves du Conservatoire ?

Léa Fehner : Ces jeunes comédiens arrivent avec un désir de bien faire qu’il faut préserver. Une porosité a existé entre eux et les sage-femmes : ils ont eu à cœur de défendre ce pour quoi elles se battaient. C’est beau, car ainsi, le cinéma, loin d’être une bulle dorée, circule avec et dans le monde.

Propos recueillis par Sylvie Dauvillier