Entretien avec Laetitia Ohnona - Pédocriminels, la traque
Après le viol (Elle l’a bien cherché) et l’inceste (Cours criminelles), Lætitia Ohnona poursuit son enquête sur les violences sexistes et sexuelles et s’infiltre au cœur des forces de police qui luttent contre la pédocriminalité. Entretien.
En quoi le développement d’Internet a-t-il facilité l’expansion de la pédocriminalité ?
Laetitia Ohnona : C’est un phénomène ancestral qu'Internet a exacerbé, accéléré, aggravé. Si l’essentiel de ces crimes se passent toujours au sein de la famille, les réseaux sociaux et les jeux en ligne ont permis aux prédateurs d’aborder des enfants sous couvert d’anonymat. Ce qui est assez étonnant, c’est que parmi ceux qui se rendent coupable de grooming – la sollicitation sexuelle de mineurs en ligne –, beaucoup ne mentent pas sur leur âge. Au contraire, ils jouent sur le fait qu’ils peuvent être des adultes de confiance pour un adolescent mal dans sa peau.
On est marqué par la croyance que le monde virtuel serait déconnecté du réel…
Le cas d’Ayleen, abordé dans le film, le montre très bien. On se croit tous cachés derrière des pseudos. Mais dans la réalité, cet homme avec qui la jeune fille échange 7 000 messages sur Snapchat en trois mois existe bel et bien. Une fois qu’il a réussi à la manipuler et à lui soutirer sa première photo nue, tout s’enchaîne. Il se retrouve avec un moyen de pression pour en obtenir plus. C’est ce qu’on appelle la "sextorsion", ou le fait d’obtenir de sa victime du contenu intime par la contrainte. Puis un jour, il demande à la voir, se rend chez elle malgré son refus et finit par l’assassiner. Le monde virtuel et le monde réel sont désormais très poreux.
Ces cas de grooming donnent aussi lieu à un autre type de "sextorsion", financière cette fois…
Il est très important d'alerter sur ces tentatives d'escroquerie qui concernent principalement des garçons et dont les cas explosent. Cela me désespère qu'un garçon de 17 ans ait été acculé au suicide en quelques heures, comme nous le racontons. Il faut prévenir nos enfants : si une fille rencontrée en ligne trois minutes plus tôt leur demande des nudes, ils doivent savoir que des réseaux criminels en Afrique de l’Ouest utilisent ce type de chantage pour extorquer de l'argent à des adolescents. Il ne faut surtout pas payer, mais demander de l’aide à ses parents, et/ou se signaler auprès des dispositifs de l’État contre la criminalité en ligne, comme le 3018, Pharos ou Thesee.
Vu le nombre vertigineux d’images en circulation, les pédocriminels sont probablement des personnes que l’on côtoie…
C’est Monsieur Tout-le-Monde. Véronique Béchu, cheffe du pôle stratégique de l’Office mineurs du ministère de l’Intérieur, le dit dans le film : "Tout pédocriminel fait partie de la société." Cela peut être la personne assise à côté de vous dans le métro, votre boulanger ou votre baby-sitter. Souvent, ce sont des hommes qui travaillent au contact des enfants : on en a identifié parmi les coachs sportifs, les instituteurs, les animateurs de colo, les directeurs de crèche… Le viol constitue un crime de pouvoir, de contrôle et de domination. Que des enfants ou des adultes en soient victimes, il n'obéit pas à une pulsion sexuelle immédiate et incontrôlable, mais à la volonté de dominer, d’humilier, de dégrader. Les enfants sont des proies plus faciles car ils sont plus vulnérables.
Internet a rendu possible un nouveau type de crime : le viol d’enfants à distance…
Nous le montrons par exemple aux Philippines : l’exploitation sexuelle des enfants existait avant, mais elle est devenue plus massive. Il ne s’agit pas de réseaux organisés mais bien de familles pauvres qui se résolvent à vendre leur enfant. Pour 50 euros, vous pouvez ainsi assister à un viol que vous avez scénarisé. C’est tellement accessible ! Et c’est clairement la demande de clients occidentaux qui encourage ces crimes.
Les services de police ont-ils les moyens de lutter efficacement ?
Ils sont admirables car ils font énormément avec peu. Je pense que nous n’avons pas encore pris la mesure des moyens dont ils ont besoin pour endiguer la cyberpédocriminalité. Internet est un espace dérégulé, sans frontière géographique, qui pose des problèmes de compétences territoriales alors que la tech, elle, laisse faire tout et n’importe quoi sur ses plates-formes.
Quel rôle doivent jouer les entreprises de la tech ?
Elles sont les seules à pouvoir véritablement mettre au point des outils de détection efficaces. C’est la raison pour laquelle la commissaire européenne aux Affaires intérieures, Ylva Johansson, essaie de faire voter un règlement européen pour obliger les plates-formes à identifier les contenus qu'elles font circuler.
Il faut donc sacrifier une part de notre liberté d'échanger en ligne de façon privée pour mieux garantir la sécurité de nos enfants ?
C’est une question sociétale essentielle. Mais nous sacrifions bien une partie de nos libertés individuelles lorsque, par exemple, nous sommes à l’aéroport. Pourquoi ne le ferait-on pas pour nos communications en ligne ? On parle ici d’un champ très cadré, où un algorithme, à partir par exemple d'une image pédocriminelle connue, serait en mesure de la repérer sur le téléphone ou l'ordinateur de celui qui l'a mise en circulation.
Propos recueillis par Oscar Peyramond