28 FÉVRIER 2011

"Expérimenter en univers carcéral un cinéma de l'intime..."

En 1997, au cœur de la prison des Baumettes à Marseille, un studio a été construit pour accueillir les ateliers de formation et d’expression audiovisuelles, menés par Lieux Fictifs. Cet espace de 370m2 est composé de plusieurs salles : montage, diffusion et studio de prise de vue. "9m2 pour deux" est l’une des expériences cinématographiques développées par Lieux Fictifs dans ces “Ateliers”. Les explications des deux réalisateurs Joseph Cesarini et Jimmy Glasberg.

> Le point de départ"Il s’agit d’expérimenter dans le contexte de l’univers carcéral une expression du cinéma de l’intime à l’aide d’une caméra mini-DV. Cela permet de questionner l’acte de filmer, le rapport filmeur-filmé ainsi que la relation entre le réel et la fiction."

> La mise en place de l'expérience"Un travail théorique sur la “caméra-poing” et son utilisation a été mis en place, suivi d’une étude technique et pratique de l’outil : composition du cadre, mouvements de caméra exécutés à partir du corps, prise en main à tour de rôle et entrainement quotidien avec l’appareil. D’autre part, une série de visionnage de films ont permis de faire un travail d’analyse sur l’image, la mise en scène, l’interprétation. Parallèlement aux exercices théoriques et pratiques sur la cinématographie, nous avons mis en place un décor construit à l’identique d’une cellule de détention. Cette structure a été fabriquée à l’extérieur et implantée dans le studio par des décorateurs de cinéma. Ce décor a permis de dépasser le poids des conditions carcérales : effectuer le trajet au travers de la détention, entre la vraie et la fausse cellule a mis une distance physique et psychologique entre vie réelle et interprétation du vécu. Des projecteurs ont été acheminés à l’intérieur de la détention, mis en place et installés par les détenus sous notre direction. Ils ont ensuite été préréglés pour créer les climats lumineux appropriés aux intentions dramatiques de chacune des séquences. Créer de toutes pièces cet espace de jeu a été un élément déterminant.La lourdeur technique du dispositif fictionnel a fait prendre conscience des règles et des lois liées au tournage, ce qui pour des “hors-la-loi” était la base du respect et du travail.Le ludique cinématographique a alors été pris au sérieux."

> Le choix des personnages "La rencontre avec les détenus s’est faite dans une cellule de détention identique à celle construite pour l’expérience. Chaque candidat devait se raconter en toute liberté face à l’objectif. C’est leur personnalité et leur motivation qui ont déterminé notre choix."

> Filmer l’intime " La mise à distance avec leur intimité s’est jouée grâce à l’espace de la cellule décor. Ce déplacement du réel a permis le travail d’interprétation, et d’échapper au spectacle de la vie privée. Ainsi, ils n’étaient pas dans l’exhibition, mais dans l’élaboration d’une parole, dans la construction d’une image, et dans l’interprétation de leur réalité. Ici, beaucoup de choses échappent au regard, mais ce n’est pas l’Institution qui les a cachées, ce sont les détenus, qui dans le travail d’interprétation, ont maîtrisé ce qu’ils pensaient pouvoir partager."

> Le tournage"L’immense possibilité des points de vue que permet une “caméra-poing”, n’est pas comparable à celles des autres appareils de prise de vue. Cette spécificité entraîne un rapport entre le filmeur et le filmé fondamentalement différent. C'est là que nous pouvions introduire un cinéma de l'intime (voire du corps à corps). Le filmeur ne se cache donc pas derrière sa caméra, il la tient à bout de bras : le regard n’est pas barré par l'appareil. Le filmé garde au premier sens du terme, le contact avec le filmeur. Par essence, le filmé cherche un regard pour s'appuyer, se réconforter dans son image, dans son jeu. Il cherche l’autre pour l’aider à s’exprimer avec ses mots, ses expressions, ses silences. La caméra devient alors le catalyseur de la situation dramatique qui est en train de s'établir. Elle est à la fois provocatrice et réceptrice de l'événement, elle évolue dans l'espace avec le personnage filmé. Enfin, l'utilisation et la contrainte du plan séquence comme style, impose une mise en scène appropriée. Le moment choisi, la tranche de vie se révèle avec force et tension pour capter une émotion authentique. La durée de ce type de plan donne tout son sens à la lourdeur de l’enfermement carcéral. La relation filmeur-filmé s’est précisée avec le temps. Les mouvements du corps, les déplacements ont créé une approche intuitive et sensuelle. Un jeu s'est établi entre les partenaires. Les axes caméra, les déplacements des personnages dans l’espace ont été pré-établis pendant les répétitions. La passation de la caméra de filmeur à filmé faisait partie intégrante du plan-séquence."

> La direction d’acteur"Notre méthode consistait dans un premier temps à connaître la personnalité et le vécu de chaque personne détenue. Nous avons intégré dans notre démarche le fait qu’ils partageaient, dans la réalité, une cellule de neuf mètres carré identique à celle du décor. Cette situation créait des relations intimes entre eux : c’est leur vécu présent et passé qui a été la source d’inspiration des thèmes choisis. Aucun dialogue n’a été écrit à l’avance. Chaque interprète construisait les dialogues avec ses propres mots depuis sa propre culture. Nous mettions en scène très précisément les déplacements des personnages, avec des mots-clefs qui permettaient à chacun d’eux de “rebondir” dans la scène. Il arrivait que certains détenus aient des difficultés de cohabitation en cellule réelle. Pour interpréter les conflits sans qu’il n’y ait de répercutions dans la vie quotidienne, nous avons toujours mis en avant l’analyse de la situation avec la distance nécessaire pour qu’il n’y ait pas de confusion de la part des interprètes entre fiction et réalité."

> Le montage "La structure du film est composée d’une suite de plans-séquence. Chaque séquence régénère la suivante comme une réaction en chaîne. Cette association séquentielle constitue une histoire qui permet au spectateur de retrouver un récit sensible et émouvant."

Joseph Cesarini et Jimmy Glasberg