Exterminez toutes ces brutes - “Sortir du déni”
Pour prolonger la réflexion de James Baldwin, qu’il a brillamment portée à l’écran avec Je ne suis pas votre nègre, Raoul Peck a voulu sonder l’héritage, conscient et inconscient, du suprémacisme blanc, et ses échos dans le présent.
En parcourant près de sept cents ans d’histoire, quels mécanismes voulez-vous mettre en évidence ?
Raoul Peck : Je cherche à identifier les moments où les équilibres basculent. Dans les siècles qui ont précédé les croisades, les rapports de force n’étaient pas figés. Un peuple réduit à l’esclavage pouvait redevenir conquérant par la suite : les esclaves devenaient maîtres, les maîtres, esclaves ; se convertir pouvait faire de vous à nouveau un citoyen de plein droit. Cette sorte de fluidité dans les mouvements de domination se fige quand la religion catholique se lie au pouvoir et qu’apparaît le concept de pureté du sang. Cette rupture marque le début d’une suprématie européenne qui s’appuie sur la justification pseudoscientifique de la hiérarchisation des races, et dont les théories, à leur apogée au XIXe siècle, vont mener entre autres à la Shoah. C’est toujours le même mécanisme, qui consiste à déshumaniser l’autre pour en faire un non-être et le vouer à la destruction.
Pourquoi ce choix d’une narration non linéaire plutôt que chronologique ?
Raoul Peck : Pour déconstruire le récit historique, il me faut aussi déconstruire la forme et la structure. Mes films sont souvent construits ainsi, dans une sorte de mouvement de spirale. Rompre avec le confort du cinéma dominant, notamment hollywoodien, me paraît nécessaire pour sortir de ce cadre idéologiquement rassurant qui progresse toujours vers une résolution en trois actes. Cela permet de traduire la complexité, la dialectique des positions, de bousculer le spectateur dans le cheminement de sa propre pensée et de l’amener à remettre en cause ce qu’il croyait admis. Il devient acteur, et non plus simplement consommateur du récit.
Quels sont les enjeux contemporains de cette déconstruction de l’histoire ?
Raoul Peck : ll me semble qu’il y a un enjeu de survie pour ce monde occidental qui agonise devant ces défis, et qui ne semble parfois pas à même de réagir autrement que par le déni ou la désignation de nouveaux coupables. Or il ne peut y avoir de paix durable qu’en acceptant qu’il n’y a en fait qu’une seule et même histoire des peuples. Le dialogue restera impossible tant que chacun inventera sa propre histoire de son côté, en s’y enfermant obstinément. Il ne s’agit pas de donner des leçons, ni de condamner tel ou tel récit, mais de sortir de ce déni pour se confronter à la réalité. Pour agir, il faut d’abord reconnaître les faits. C’est le sens de mon cinéma, que j’ai toujours envisagé comme un instrument de discussion et de changement.
Propos recueillis par Laetitia Møller
Retrouvez les épisodes de la série en cliquant ici.