28 FÉVRIER 2011

István Szabó : "On voudrait, mais on ne peut pas changer d'identité"

L'individu pris dans les tourments de l'histoire. Qu'il s'agisse de l'acteur ambitieux de "Mephisto", du militaire félon de "Colonel Redl" ou du voyant de "Hanussen", à chaque fois le réalisateur hongrois István Szabó dépasse la réalité historique pour mieux démonter les mécanismes de l'individu face à sa responsabilité individuelle. Pour lui, qui dut collaborer avec la police secrète hongroise, après le soulèvement de Budapest, l'interrogation n'est pas fortuite.

''Après tout, je suis un conteur. Est-ce que vous croyez à ma version des faits lorsque vous la voyez sur l'écran ?  Bien. C'est mon boulot..." Ainsi se défend István Szabó lorsqu'un journaliste du New York Times lui demande pourquoi "son" Colonel Redl est si différent de celui de la pièce de John Osborne dont il s'est inspiré. Ce colonel Autrichien qui trahit son pays à la veille de la première guerre mondiale, fournissant à l'empire de Russie des informations stratégiques, aura, comme bien des espions, fait couler beaucoup d'encre. C'est que le personnage est fascinant : intelligent, novateur, et lourdement médaillé... Il est l'un des tout premiers à enregistrer des conversations avec des techniques de gravure sur cylindre, à cacher des appareils photos ou à mettre en place un système d'interception de courrier. Mais là où l'écrivain Britannique John Osborne insiste sur l'homosexualité du Colonel Redl pour expliquer sa trahison – il entretenait un jeune cavalier d'un régiment de hussards, et l'on trouva chez lui, après son suicide, le matériel du parfait travesti –, István Szabó, lui, suit une voie complètement différente : "Je pense que Redl était face à une crise d'identité... Aujourd'hui, dit-il, les gens veulent être autre chose que ce qu'ils sont. Ils veulent changer de classe, de rang, de sexe, ils veulent changer leurs visages, les chirurgiens plastique se font une fortune... C'est la maladie du siècle. Redl ne s'aimait pas. Il voulait être un autre. Il était un pauvre Ukrainien et voulait être un Autrichien de noble lignée. Mais on ne peut pas changer d'identité."

La question de l'identité est au coeur de la trilogie qui a valu au réalisateur hongrois les plus grandes récompenses internationales. Mephisto, l'histoire d'un acteur en quête du rôle idéal, qui pour aboutir à ses fins se place sous la protection d'un haut dignitaire nazi, remporta, à la fois l'Oscar du meilleur film étranger et le Prix du scénario au festival de Cannes 1981); Colonel Redl obtint le Grand prix du jury à Cannes 1985; Hanussen, nommé pour l'Oscar du meilleur film étranger 1988.

Dans ce dernier film, le cinéaste revient sur les questionnements d'un voyant, célèbre dans l'allemagne de l'entre-deux-guerre et dont les prédictions attirèrent rapidement les hauts dignitaires nazis. Là encore, le personnage est troublant et a fait déborder l'imagination de ses contemporains et de ses historiographes. Celui qu'on appela "le voyant juif d'Hitler" se voulait aristocrate danois mais était en réalité juif et venait de Tchécoslovaquie. Il aurait eu l'oreille du Führer à qui il avait prédit l'incendie du Reichtag, mais sera assassiné en 1933, d'aucun affirmant que c'est parce qu'il aurait pu faire de l'ombre à Göring et Goebbels...

Or là encore István Szabó s'éloigne du sujet pour se le réapproprier. A l'instar du Colonel Redl à qui il fournit une femme et une maîtresse, Erik Jan Hanussen n'est plus juif mais Autrichien. Pas pour le "blanchir" mais au contraire pour enlever ce qui pourrait le "stigmatiser" trop simplement. Une fois de plus c'est la crise d'identité qui l'intéresse. Et celle-ci ne saurait être trop simple, au risque de devenir simpliste.

Crise d'identité ou malaise de l'individu pris dans la tourmente et les tourments de l'histoire ? La question prendra d'autant plus de sens rétrospectivement, lorsque en 2006, un hebdomadaire hongrois accuse Szabó d'avoir été un agent de la police secrète sous le régime de Kadar. "Coincé" par les autorités et placé sur une liste noire, un an après l'insurrection de Budapest, en 1956, il dut écrire des rapports sur ses anciens camarades et sur ses élèves de l'Université des Arts, du Théâtre et du Cinéma. Surprise :  István Szabó avoue et dit l'avoir fait  « pour sauver de la potence son camarade révolutionnaire Pál Gábor et lui-même». Mais il sera défendu par Lajos Koltai, son chef opérateur fétiche et quatre de ses anciens étudiants qu'il avait dénoncés qui déclarèrent n'avoir aucune colère contre Szabó.

Laurent Carpentier