28 FÉVRIER 2011

Jean-Paul Civeyrac : "Un lyrisme sec..."

"Il est difficile au cinéma de faire éprouver au spectateur l'expérience d'un personnage qui a des sentiments froids, négatifs, ou n'en a tout simplement pas", raconte le réalisateur de "Le Doux amour des hommes".

Qui est Raoul Vallonges ?

Jean-Paul Civeyrac : Le film est adapté en partie de l'œuvre de Jean de Tinan, un écrivain du siècle dernier, un dandy mort à 24 ans. C'est un peu les prémices de ce que l'on appelle aujourd'hui l'auto-fiction. Tinan se raconte à travers le personnage de Raoul, poète et noctambule, qui souffre de passer à côté de l'amour avec un grand A. Dans un de ses livres, Penses-tu réussir, tout un chapitre est consacré à une jeune prostituée malade, Jeanne, que Raoul essaie d'aimer. A un moment, ils partent dans un chalet, elle se lasse vite, s'en va, et finalement meurt. C'est le plus beau chapitre du livre et le film en est largement inspiré.

J'ai l'impression que la rencontre avec Jeanne n'aurait pas pu se faire si Raoul n'avait pas revu son premier amour dans la rue...Oui, absolument, c'est ce qui déclenche sa prise de conscience. En regard de ce premier amour, il se met à qualifier de superficiels ses sentiments actuels, sa façon de passer avec insouciance de fille en fille. Il a envie d'aimer de nouveau pour de bon.

Dans sa relation avec Jeanne, il se retrouve un peu dans la position du premier amour.Le premier amour, c'est l'idée d'un paradis perdu, d'un amour qui a été idéal. Raoul essaie de retrouver cette fraîcheur d'aimer avec Jeanne, mais il n'y parvient pas. Comme s'il n'en était plus capable. Le film parle de cela, de la difficulté d'aimer, de l'impuissance sentimentale. Je me suis d'ailleurs aperçu en faisant ce film qu'il est très difficile au cinéma de faire éprouver au spectateur l'expérience d'un personnage qui a des sentiments froids, négatifs, ou n'en a pas tout simplement. Quand je faisais lire le scénario, beaucoup soutenaient que Raoul aimait vraiment Jeanne mais qu'il se racontait le contraire - pour s'en protéger, par exemple. Alors que pour moi (et pour Tinan], il veut l'aimer mais n'y arrive pas. Ce qui est un sujet tout à fait différent, beaucoup plus difficile à admettre et donc plus intéressant à traiter.

C'est aussi l'idée que dans la vie, chaque individu est seul, et qu'on se donne parfois l'illusion d'une relation amicale ou amoureuse, qu'on ne fait que mimer les sentiments.Oui. Pour moi, à la fin du film, lorsque Raoul sort du lac et dit « Ca y est c'est fini, ma vie est passée », il mime sa mort comme, auparavant, il avait mimé l'amour... D'ailleurs, il a aussi l'impression d'avoir mimé l'acte d'écrire...

A ce sujet, dans la dernière séquence de café, après la sortie du livre de Raoul, je doute qu'il soit sincère lorsqu'il déclare continuer à souffrir...Non, je crois qu'il est sincère. Par contre, il est clair qu'il joue avec ce sentiment. Comme s'il était devenu cynique par rapport à lui-même. Non seulement il n'est pas parvenu à vivre une histoire amoureuse, mais en plus l'écriture du livre qui raconte cette expérience ne l'a pas soulagé. Il est alors dans une solitude extrême, effroyable.

A la fin du film, le personnage de la jeune femme chauffeur de taxi représente quand même une note d'espoir...Si on analyse un peu froidement le film, il y a comme une boucle qui se ferme. Au début du film, on voit Raoul prendre un taxi après une nuit de sexe, et à la fin, on le retrouve reprenant un taxi et partir... vers quoi ? Du sexe ? De l'amour ?

Il va certainement continuer sa vie d'avant, mais pourrait très bien aussi retomber amoureux...En tout cas, s'il reste un peu d'espoir dans le coeur de Raoul, c'est certainement celui de pouvoir aimer. Et cela peut être aussi l'espoir du spectateur, même si le film ne le dit pas comme ça. Cette idée me va très bien : je n'ai aucune envie d'enfermer le personnage et le film dans le désespoir.

Le pendant de Raoul, c'est Maxime, qui lui, reste dans la légèreté.Maxime pourrait sembler une version un peu caricaturale de Raoul en ce qu'il ne se pose pas trop de questions métaphysiques. Mais à la fin, lorsque Alexandrine lui dit ce qu'elle a sur le coeur, parce qu'il la fait souffrir, quelque chose se brise en lui, le jeu est terminé, il va falloir se regarder en face... Mais la légèreté en amour a son avocat dans le film avec le personnage d'Agathe qui fait un petit discours à la piscine. Elle n'a surtout pas envie de cet Amour Idéal qu'elle juge parfaitement factice. Elle vit très bien sans cela, juste avec « des sensations, de la tendresse ». C'est un point de vue qui se défend très bien et que la fin ne rejette pas du tout.

Parlons un peu de Jeanne maintenant. Dans la séquence du chalet, il y a un sentiment de plénitude cassé par ses larmes...C'est une scène assez mystérieuse... On ne sait pas très bien pourquoi elle pleure...  J'ai l'impression qu'elle a conscience qu'elle va mourir. Et que son amour pour Raoul est condamné à rester inachevé.

Vous pensez donc qu'elle l'aime vraiment...Quand elle dit à Raoul « Ne m'aime pas, de toute façon, moi je ne t'aimerais pas », le contrat est clair : il s'agit juste de passer un peu de bon temps ensemble. J'avais plutôt tendance à croire cela au moment du tournage. C'est au montage que je me suis dit que, peut-être, elle l'avait réellement aimé. Et c'est pourquoi, Raoul se pose aussi la question « Je ne savais pas si elle m'avait aimé ou non... » De toute manière, on est certain de rien. Et je pense qu'il est mieux que cette question demeure irrésolue . le personnage de Jeanne en devient plus énigmatique et, j'en ai l'impression, plus vivant.

C'est, de toute façon, un personnage qui se brûle, un personnage voluptueux. Et cela, c'est aussi une dimension importante du film ; la sensualité, l'érotisme...En réalisant ce film, j'avais un double désir. D'une part, matérialiser un climat sensuel - c'était d'autant plus capital que le film traitait de sentiments froids (l'incapacité amoureuse). Et d'autre part, adopter un style léger, fluide, classique (au sens où ni le travail ni les effets ne sont perçus) - puisqu'il est question de sentiments lourds (la solitude). J'ai donc essayé de rendre le film respirable et d'inventer pour moi ce que j'aime le plus au cinéma : une sorte de lyrisme - mais pas un lyrisme pathétique, plutôt un « lyrisme sec ».

Par rapport à la question de la fluidité, j'avais l'impression que vous filmiez Raoul dans ses déplacements comme un félin...Tout à fait, j'ai joué sur l'aspect glissé, rapide... Ce qui renvoie directement à une idée plus générale de mise en scène qui est de passer d'un état à un autre de manière très fluide. Par exemple, dans la scène de la cabine à la piscine, Jeanne et Raoul se parlent, s'essuient, font l'amour, se séparent, et cela dans un même mouvement sensuel, dans un seul plan.

La musique aussi amplifie le lyrisme...J'avais d'abord prévu de mettre une musique anglaise du XVIème siècle, des chansons sur l'amour et la mort. Mais au montage, je me suis aperçu que ce n'était pas possible : on les écoutait trop pour elles-mêmes, et cela arrêtait te film, ce n'était plus fluide du tout. Je me suis donc décidé à utiliser la musique symphonique de Max Reger qui est plus ample, plus enveloppante et dont le romantisme renvoie à une terre inatteignable : L'amour dont est incapable Raoul. Elle déploie donc une sorte de mélancolie qui me semble très bien convenir à l'esprit du film.