30 NOVEMBRE 2020

L’art fusion de Chagall

Né dans l’Empire russe au sein d’une famille juive, Marc Chagall découvre Paris en 1910. Dès lors, il ne cessera d’irriguer ses œuvres de ces différentes cultures. Intervenant dans le documentaire Chagall entre deux mondes, Nathalie Hazan-Brunet, qui fut conservatrice au musée d’Art et d’Histoire du judaïsme, commente trois de ses tableaux majeurs.

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“Autoportrait aux sept doigts” (1912-1913) “

Marc Chagall articule ses cultures juive et russe avec la modernité qu’il découvre en France. Dans ce grand tableau de sa période parisienne, il affirme son statut d’artiste et se représente entre ses deux mondes : derrière lui, on aperçoit par la fenêtre Paris et la tour Eiffel. À droite, dans une nuée, Vitebsk, sa ville natale. Sur le mur, de part et d’autre de sa tête, sont inscrits en yiddish ‘Russie’ et ‘Paris’. Il peint À la Russie, aux ânes et aux autres (1911) : une vache vole sur les toits de Vitebsk, une femme à la tête dissociée du corps tient un seau. Sa main à sept doigts posée sur la toile renvoie à sa langue maternelle, le yiddish, et à l’expression ‘Mit ale zibn finger’ (‘avec les sept doigts’) qui signifie ‘faire quelque chose avec intensité’. L’œuvre de Chagall opère comme le yiddish, langue de ’fusion’ qui intègre les idiomes du pays où elle se développe et les transforme. Le peintre procède ainsi avec les mouvements artistiques de l’époque, ici le cubisme, pour effectuer une synthèse, construire son propre langage.

 

 

“Paris à travers la fenêtre” (1913)

La peinture me semblait être une fenêtre par laquelle je pouvais m’envoler vers d’autres mondes’, écrit Chagall en 1958. La liberté qu’il découvre à Paris se traduit dans ce tableau où le bleu, le blanc et le rouge résonnent comme un hymne à la France. Un train roule à l’envers, un couple vole tête-bêche, le chat arbore un visage humain... À droite, un autoportrait, un Janus à deux faces entre passé et avenir. Un thème fréquent chez Chagall, où l’homme/l’artiste a souvent la tête renversée ou séparée du corps : une manière de dire le monde à l’envers. Dans le ciel, sans doute encore un autoportrait, cette fois en Luftmensch, ‘l’homme de l’air’ de la littérature yiddish, un homme qui vit de rêves ; sous un parapluie, il atterrit dans sa nouvelle patrie.

 

 

“Les portes du cimetière” (1917) “

Dans cette œuvre réalisée à Vitebsk, Chagall célèbre deux événements de 1917 : la révolution russe, qui accorde aux Juifs du pays la pleine citoyenneté, et la déclaration Balfour, favorable à l’établissement d’un foyer juif en Palestine. Cette représentation d’un cimetière et de pierres tombales s’inscrit dans le retour au patrimoine juif qu’effectuaient les artistes de cette époque. Le cimetière, rendu dans sa partie inférieure de façon très réaliste, est surmonté d’un ciel explosif, ‘cubisant’, aux couleurs du drapeau sioniste et, sur le fronton de son portail, sont inscrits des versets de la vision du prophète Ézéchiel dans la vallée des ossements, laquelle évoque une résurrection, la renaissance du peuple juif. L’œuvre de Chagall est toujours arrimée à son temps ; elle en transmet les promesses, les menaces, elle se fait l’écho de ses traumatismes.”

 

Propos recueillis par Guillemette Hervé