16 OCTOBRE 2019

L'Express - François Forestier: Mean Streets

L'écran est noir. Une voix off chuchote : « On ne s'acquitte pas de ses péchés à l'église, mais dans la rue ou chez soi. » Le ton est donné : celui d'un drame obscur, se déroulant entre les rues de l’East Side et les bars de Little Italy. « Mean Streets » : les rues mauvaises. Dédale d'impasses et de trottoirs poisseux, la ville nocturne devient le décor d'un thriller baroque. Au sein de ce cauchemar en noir (on songe à William Irish) se débattent quelques silhouettes. Charlie, jeune loup arriviste ; son cousin Johnny Boy, brûlant la chandelle par les deux bouts, accumulant dette sur dette ; Tony, Giovanni, Michael, déjà intégrés à l'univers de la «famille» italienne. Charlie et Johnny Boy, issus de la seconde génération italo-américaine, ne saisissent pas encore l'importance des rites et des codes : l'honneur, le sang, la parole donnée, Johnny Boy, frénétiquement, dynamite la tradition de l'intérieur : pourquoi rembourser des dettes ? Il ne les rembourse pas. Pourquoi ne pas tirer sur les lumières de l'Empire State Building ? Il le fait, et joue sa tête avec la désinvolture d’un champion de l'acte gratuit. Seulement, la communauté italienne ne l'entend pas de cette oreille (...) L'œil de Martin Scorsese (...) regarde un paysage connu (...) C'est en intime qu'il nous décrit ce monde, le sien, filmé caméra cachée, saisi dans sa frénésie et son grouillement. La Mafia ? Ce n'est plus une organisation super-hiérarchisée- et « computérisée », mais un tissu dé parents, de cousins, d'amis. L'Eglise ? Un racket comme les autres. L’enfer, c'est la flamme d'une bougie multipliée à l'infini. (...) Martin Scorsese ne dissèque pas, mais saisit ses personnages en relief inversé. Exemple : lorsque Johnny Boy et Charlie se mettent à l’abti dans un petit cimetière en attendant que l'agitation du quartier s'apaise, la caméra nous montre Charlie debout, Johnny allongé sur une dalle funéraire. Une rumeur de fête s’entend au loin. Charlie lève les yeux. Une fenêtre illuminée laisse entrevoir des couples qui dansent. Johnny essaie de discerner les gens. La fenêtre, filmée de plus près, laisse échapper un flot de musique sud-américaine. L'inquiétude s’installe. Johnny et Charlie s'en vont : un cri de femme s'élève, venant de la fenêtre. Quelque chose s'est passé, un drame secret dont jamais personne ne connaîtra l’épilogue. La nuit se referme, comme une eau étale (...) Robert De Niro, Johnny Boy suicidaire (son interprétation lui valut d'obtenir le rôle du « Parrain II »), et Harvey Keitel, acteur fétiche de Scorsese, jouent admirablement ce chassé-croisé avec la mort. Et Scorsese lui-même, qui tient le rôle du tueur, s'identifie à la colère de Dieu : le réalisateur du film devient exécuteur des basses œuvres. La boucle est refermée. Hommage à Samuel Fuller, fantasme sorti de l'imagination d’un Dante yankee qui aurait trop lu la « Série noire », « Mean Streets », c'est le septième cercle de l’Enfer, made in U.S.A. Le 3/5/1976

L'écran est noir. Une voix off chuchote : « On ne s'acquitte pas de ses péchés à l'église, mais dans la rue ou chez soi. » Le ton est donné : celui d'un drame obscur, se déroulant entre les rues de l’East Side et les bars de Little Italy. « Mean Streets » : les rues mauvaises. Dédale d'impasses et de trottoirs poisseux, la ville nocturne devient le décor d'un thriller baroque.

Au sein de ce cauchemar en noir (on songe à William Irish) se débattent quelques silhouettes. Charlie, jeune loup arriviste ; son cousin Johnny Boy, brûlant la chandelle par les deux bouts, accumulant dette sur dette ; Tony, Giovanni, Michael, déjà intégrés à l'univers de la «famille» italienne. Charlie et Johnny Boy, issus de la seconde génération italo-américaine, ne saisissent pas encore l'importance des rites et des codes : l'honneur, le sang, la parole donnée, Johnny Boy, frénétiquement, dynamite la tradition de l'intérieur : pourquoi rembourser des dettes ? Il ne les rembourse pas. Pourquoi ne pas tirer sur les lumières de l'Empire State Building ? Il le fait, et joue sa tête avec la désinvolture d’un champion de l'acte gratuit. Seulement, la communauté italienne ne l'entend pas de cette oreille (...)

L'œil de Martin Scorsese (...) regarde un paysage connu (...) C'est en intime qu'il nous décrit ce monde, le sien, filmé caméra cachée, saisi dans sa frénésie et son grouillement. La Mafia ? Ce n'est plus une organisation super-hiérarchisée- et « computérisée », mais un tissu dé parents, de cousins, d'amis. L'Eglise ? Un racket comme les autres. L’enfer, c'est la flamme d'une bougie multipliée à l'infini. (...) Martin Scorsese ne dissèque pas, mais saisit ses personnages en relief inversé. Exemple : lorsque Johnny Boy et Charlie se mettent à l’abti dans un petit cimetière en attendant que l'agitation du quartier s'apaise, la caméra nous montre Charlie debout, Johnny allongé sur une dalle funéraire. Une rumeur de fête s’entend au loin. Charlie lève les yeux. Une fenêtre illuminée laisse entrevoir des couples qui dansent. Johnny essaie de discerner les gens. La fenêtre, filmée de plus près, laisse échapper un flot de musique sud-américaine. L'inquiétude s’installe. Johnny et Charlie s'en vont : un cri de femme s'élève, venant de la fenêtre. Quelque chose s'est passé, un drame secret dont jamais personne ne connaîtra l’épilogue. La nuit se referme, comme une eau étale (...)

Robert De Niro, Johnny Boy suicidaire (son interprétation lui valut d'obtenir le rôle du « Parrain II »), et Harvey Keitel, acteur fétiche de Scorsese, jouent admirablement ce chassé-croisé avec la mort. Et Scorsese lui-même, qui tient le rôle du tueur, s'identifie à la colère de Dieu : le réalisateur du film devient exécuteur des basses œuvres. La boucle est refermée.

Hommage à Samuel Fuller, fantasme sorti de l'imagination d’un Dante yankee qui aurait trop lu la « Série noire », « Mean Streets », c'est le septième cercle de l’Enfer, made in U.S.A.