07 JUIN 2017

Libération - Eric Favereau, 9/03/1988: Urgences

"On rit parfois. Un rire franc et tranquille sans arrière-pensées ni honte aucune. Un rire de tous les jours. Et pourtant, bien évidemment, ce ne sont pas ces éclats de rire épars qui caractérisent le mieux ce long reportage de Raymond Depardon, « Dans l'univers des urgences psychiatriques ». Indiscret, violent, triste, lourd, tous les qualificatifs de l’émotion seraient mieux venus pour évoquer ces moments de fêlure qui se succèdent, image après image ; ce goutte-à-goutte de solitude qui déborde inexorablement. Après les commissariats (Faits Divers) puis la presse (Numéro Zero), Raymond Depardon a donc décidé d'installer sa boîte noire dans la folie. Accompagné juste de sa femme comme preneur de son, il a pu, pendant trois mois, filmer ce qu’il voulait, quand il le voulait, dans les couloirs, austères et jaunes, des urgences de l’hôpital pari­sien, l'Hôtel-Dieu. D'abord un constat. Ce ne sont pas n'importe quelles urgences. Le professeur Grivois, chef de service de psychiatrie de l'établisse­ment, a décidé il y a quelques années qu'il y aurait toujours un psychiatre de garde ; un psychiatre prêt à être appelé dès que le médecin constate que la situation du patient arrivant en urgence nécessite plus la présence d'un psychiatre que d'un interniste ordinaire. Une première en France. Et ce sont ces psychiatres que Depardon a suivis, s'immisçant dans le fameux «coloque singulier» qui unit le médecin et le patient. Et voilà donc que, dans ce désert de tristesse, parfois on rit. Un rire qui ne laisse pas de trace, un simple grain de sable. « J’en ai marre, je vous le dis franchement, j’en ai plus que marre (...) » Avec son vieux visage, cette femme explose. Et elle lance ses mots comme de la vaisselle qu’elle jetterait à la tête de la vie. Une «maniaco-dépressive». Elle le sait qu’elle amuse. Elle en joue, insiste, répète les formules à l’emporte-pièce. Et on en rit, on en rit franchement. Ce n’est pas le même rire, bien sûr, que celui que va provoquer peu après un autre vieux monsieur. Retraité des assurances, propret, ordonné, prévoyant, il vient de faire une tentative de suicide inédite (...) Le fou-rire ? Peut-être. En tout cas, une exception qui ne confirme pas la règle. Car le reste, tout le reste, est beaucoup plus lourd. Des bribes de vie, des bouts d’histoires impossibles à composer. L'image est là, et l’émotion sans issue. Depardon ne dit rien, il montre. Ainsi, cette jeune fille aux cheveux noirs, à visage d’adolescent, qui change à certains moments. Elle a une vision qui la poursuit : « Mais je ne peux pas vous le dire.» Etendue, recouverte d’une couverture jusqu'au cou. Elle a froid. « Ma mère et moi, il n’y a pas de place pour deux. Elle a tué mon père, elle l'a étouffé psychiquement.» Elle pleure, elle se noie. Et la psychiatre, douce et parfaite, tente de lui trouver un peu de place dans un monde qui en laisse si peu. «Mais je ne veux pas me faire hospitaliser, j'ai un cours de chant ! » A quelque cinquante mètres de là, de l’autre côté de Notre-Dame, c’est la préfecture de police. C’est elle qui adresse une bonne partie des patients aux urgences de l’Hôtel-Dieu. Des toxicomanes en crise de manque, des inculpés en garde à vue et en attente de diagnostic, mais aussi des gens ramassés dans la rue. « C'est là la limite du reportage de Depardon », constate alors le professeur Grivois. « Les toxicos, les meurtriers n’ont pas voulu se laisser filmer. On ne les voit pas. » La règle était claire : n’étaient filmés que ceux qui voulaient bien. « Mis à part une seule jeune fille, les délirants, tous les psychotiques n’ont pas voulu. Depardon n’a pu filmer que ceux dont la présence ne gênait pas. » C'est le seul point faible de cette réalité filmée qui se présente comme brute et totale. Elle ne l’est pas. Qu'importe. Dans un rire nerveux, on y découvre une folie en miettes, des gens qui passent, parlent, craquent, tombent."

"On rit parfois. Un rire franc et tranquille sans arrière-pensées ni honte aucune. Un rire de tous les jours. Et pourtant, bien évidemment, ce ne sont pas ces éclats de rire épars qui caractérisent le mieux ce long reportage de Raymond Depardon, « Dans l'univers des urgences psychiatriques ». Indiscret, violent, triste, lourd, tous les qualificatifs de l’émotion seraient mieux venus pour évoquer ces moments de fêlure qui se succèdent, image après image ; ce goutte-à-goutte de solitude qui déborde inexorablement.

Après les commissariats (Faits Divers) puis la presse (Numéro Zero), Raymond Depardon a donc décidé d'installer sa boîte noire dans la folie. Accompagné juste de sa femme comme preneur de son, il a pu, pendant trois mois, filmer ce qu’il voulait, quand il le voulait, dans les couloirs, austères et jaunes, des urgences de l’hôpital pari­sien, l'Hôtel-Dieu. D'abord un constat. Ce ne sont pas n'importe quelles urgences. Le professeur Grivois, chef de service de psychiatrie de l'établisse­ment, a décidé il y a quelques années qu'il y aurait toujours un psychiatre de garde ; un psychiatre prêt à être appelé dès que le médecin constate que la situation du patient arrivant en urgence nécessite plus la présence d'un psychiatre que d'un interniste ordinaire. Une première en France. Et ce sont ces psychiatres que Depardon a suivis, s'immisçant dans le fameux «coloque singulier» qui unit le médecin et le patient.

Et voilà donc que, dans ce désert de tristesse, parfois on rit. Un rire qui ne laisse pas de trace, un simple grain de sable. « J’en ai marre, je vous le dis franchement, j’en ai plus que marre (...) » Avec son vieux visage, cette femme explose. Et elle lance ses mots comme de la vaisselle qu’elle jetterait à la tête de la vie. Une «maniaco-dépressive». Elle le sait qu’elle amuse. Elle en joue, insiste, répète les formules à l’emporte-pièce. Et on en rit, on en rit franchement. Ce n’est pas le même rire, bien sûr, que celui que va provoquer peu après un autre vieux monsieur. Retraité des assurances, propret, ordonné, prévoyant, il vient de faire une tentative de suicide inédite (...)

Le fou-rire ? Peut-être. En tout cas, une exception qui ne confirme pas la règle. Car le reste, tout le reste, est beaucoup plus lourd. Des bribes de vie, des bouts d’histoires impossibles à composer. L'image est là, et l’émotion sans issue. Depardon ne dit rien, il montre. Ainsi, cette jeune fille aux cheveux noirs, à visage d’adolescent, qui change à certains moments. Elle a une vision qui la poursuit : « Mais je ne peux pas vous le dire.» Etendue, recouverte d’une couverture jusqu'au cou. Elle a froid. « Ma mère et moi, il n’y a pas de place pour deux. Elle a tué mon père, elle l'a étouffé psychiquement.» Elle pleure, elle se noie. Et la psychiatre, douce et parfaite, tente de lui trouver un peu de place dans un monde qui en laisse si peu. «Mais je ne veux pas me faire hospitaliser, j'ai un cours de chant ! »

A quelque cinquante mètres de là, de l’autre côté de Notre-Dame, c’est la préfecture de police. C’est elle qui adresse une bonne partie des patients aux urgences de l’Hôtel-Dieu. Des toxicomanes en crise de manque, des inculpés en garde à vue et en attente de diagnostic, mais aussi des gens ramassés dans la rue. « C'est là la limite du reportage de Depardon », constate alors le professeur Grivois. « Les toxicos, les meurtriers n’ont pas voulu se laisser filmer. On ne les voit pas. » La règle était claire : n’étaient filmés que ceux qui voulaient bien. « Mis à part une seule jeune fille, les délirants, tous les psychotiques n’ont pas voulu. Depardon n’a pu filmer que ceux dont la présence ne gênait pas. »

C'est le seul point faible de cette réalité filmée qui se présente comme brute et totale. Elle ne l’est pas. Qu'importe. Dans un rire nerveux, on y découvre une folie en miettes, des gens qui passent, parlent, craquent, tombent."