28 FÉVRIER 2011

Niels Arestrup : "Une fois monté, je me suis aperçu que le film parlait du théâtre..."

Tout est représentation ? "Il faut beaucoup de patience pour se détacher de ce qui nous fait" explique l'acteur passé à la réalisation. De l'homme politique à l'individu, son premier film est le portrait d'un candidat dont le cheminement est une métaphore de la lutte de chacun pour, au milieu des autres, ne jamais perdre de vue sa propre singularité.

Comment vous est venue l’idée du film ?

Il y a quatre ans, dans un moment de profond ennui, j’ai commencé à me raconter une histoire. Je ne caressais alors pas du tout l’idée de réaliser un film. Il s’agissait davantage d’une rêverie, d’une image qui s’est imposée à moi, celle d’une grande berline noire avançant vers une propriété. En deux semaines j’ai écrit une quinzaine de pages que j’ai soumises à Frédéric Bourboulon qui a trouvé ça intéressant. Pour des raisons personnelles Frédéric n’a pas pu faire le film et Dominique Besnehard m’a alors présenté Pascal Verroust, l’actuel producteur du film. Les choses se sont enchaînées sans même que je m’en rende compte. Très vite s’est posée la question de savoir qui le mettrait en scène. Au départ il n’était pas question que je le réalise, puis on m’a encouragé à le faire. Une fois que j’avais mis le doigt dans la machine, je me suis laissé prendre au jeu. 

A partir de quand cela s’est-il mué en désir ou en plaisir de réaliser ?

Le désir est tellement mélangé à la peur qu’il est difficile de nommer le moment précis où naît l’envie de faire un film. J’avais le sentiment de ne pas avoir grand chose à faire avec tout ça. Evidemment il y a l’orgueil de se dire que, si on le fait, il s’agit de le faire le mieux possible. Cet orgueil, mélangé à la trouille, fait que vous vous retrouvez un jour dans une propriété, avec tout un tas de gens que vous ne connaissez pas et un premier jour de tournage. 

Pourquoi cette histoire-là en particulier ?

Allez savoir ! Je ne suis pas particulièrement intéressé par la politique. Les choses se sont faites petit à petit. Au départ c’était une démarche ludique ; la voiture noire entrait dans la propriété, il y avait des gens sur une terrasse, je suivais une femme dans son salon. Tout ce que je vous raconte paraît paradoxal et étrange mais c’est sincère, je ne voulais pas spécialement raconter l’histoire d’un candidat à l’élection présidentielle. 

Les premières minutes de votre film rendent parfaitement compte de cette image de départ, de cette sorte de rêverie que vous avez eue.

Tout à fait. On ne sait pas qui est dans la voiture ni où va la voiture. Et la scène dure le temps que ma rêverie a duré. C’est une question d’honnêteté par rapport à ce que j’avais imaginé. Autant le restituer le plus fidèlement possible. 

Yvan Attal dit au contraire que vous aimez détruire ce que vous mettez en place, notamment en ce qui concerne le passage du scénario au film réalisé ensuite.

C’est juste, à l’exception de cette première partie. Un tournage c’est autre chose. C’est une disponibilité à des lieux, des gens, des fatigues, des hésitations, les siennes et celles des autres. C’est très vivant, organique. Etant dans une démarche ludique, je me suis rendu très disponible à ce qui se passait. 

Qu’avez-vous appris sur le travail de metteur en scène ? Vous êtes à la fois réalisateur d’un premier film, et en même temps vous êtes un habitué des plateaux de cinéma.

Je me faisais un monde de la réalisation d’un film. C’était comme parler le mandarin. J’étais persuadé que le poids du vocabulaire, de la technique, de la nécessité d’une expérience, serait difficile à gérer. En réalité j’ai découvert que ça restait quelque chose d’extrêmement difficile (c’est pourquoi je ne me prétendrai jamais cinéaste), mais moins compliqué que je ne l’imaginais. Il se trouve que j’ai eu une entente très chaleureuse avec Yvan. Du coup j’ai eu le sentiment de faire le film doucement, tendrement, avec simplicité.  

Comment choisit-on tel objectif, tel travelling, comment gère-t-on la technique en tant qu’expression artistique, quand on débarque « vierge » sur un plateau de cinéma ?

C’était sans doute le champ essentiel de mon angoisse. J’en avais beaucoup parlé à Jacques Audiard avec qui je venais de tourner De battre mon coeur s’est arrêté. Il me disait que toutes ces questions techniques étaient de fausses questions. A partir du moment où l’on entre dans une pièce avec les acteurs, il faut se laisser guider naturellement vers l’endroit où l’on a envie d’être, et ensuite chercher la distance à laquelle on veut se trouver. Il me disait qu’il ne fallait pas chercher plus que ça. De toute façon quand on est dépourvu d’expérience, on n’a rien d’autre que son instinct. Et puis un lieu organise naturellement des rapports. Ici, il s’agissait d’un huis-clos, dans une propriété ancienne qui pesait comme une sorte de masse, un domaine qui, par son architecture, ses colonnes, pouvait rappeler l’univers de la tragédie classique, manière pour moi d’insister sur le caractère intemporel de ces jeux de pouvoir. Paradoxalement la direction d’acteur m’a paru nettement plus compliquée. Quand on dirige des acteurs au théâtre on a beaucoup de choses à leur dire. Sur le film au contraire j’avais très peu à leur dire. Cela revient un peu à comparer le théâtral et le non théâtral. Il me paraissait beaucoup plus intéressant de mettre les acteurs en confiance et de compter sur eux, de jouer avec leurs propres envies. Et puis quand je joue au cinéma j’aime bien qu’on ne m’en dise pas trop. Le facteur temps est primordial au cinéma : on dispose de peu de temps pour assimiler les informations.

Vous aviez déjà en tête Yvan Attal durant la phase d’écriture ?

Non. Au départ les personnages étaient beaucoup plus âgés. Tout simplement parce que ma structure mentale me poussait vers des gens de ma génération. Ce sont les réalités de la production et de la distribution qui m’ont suggéré qu’il serait peut-être plus intéressant que le candidat et son entourage soient plutôt quarantenaires. Yvan s’est imposé assez vite. J’ai vu tous ses films, je l’aime beaucoup en tant qu’acteur. Lui était persuadé qu’il ne serait pas crédible en tant qu’homme politique ce qui est évidemment faux. Mais en un sens, cela m’arrangeait d’ailleurs puisque le personnage lui-même est convaincu de ne pas être crédible. Ce qui m’intéresse dans le travail d’Yvan c’est le doute. C’est un grand acteur car il doute sans arrêt. La qualité de ce doute fait qu’il a un jeu très ouvert, disponible, fragile et féminin. Quand il tourne un plan il ouvre trois portes. 

Son personnage est mal à l’aise avec la mise en scène, le mensonge. Est-ce quelque chose que vous aviez particulièrement envie de traiter pour votre premier film ?

La façon dont vous vous emparez d’un objet est emprunte de votre propre histoire, mais d’une manière inconsciente. D’une part, je suis quelqu’un d’assez mal à l’aise, qui ne s’est jamais complètement senti à sa place dans ce travail de comédien. D’autre part j’ai pu observer, depuis que je fais ce métier, l’évolution du rapport de force entre les médias et l’art. J’ai vu le poids pris par la télévision et l’apparence. C’est quelque chose qui a profondément changé entre les années 70 et aujourd’hui. J’ai vu la même chose se produire dans le monde politique, d’une façon encore plus crue et vulgaire. Si bien qu’aujourd’hui il me semble qu’aucune parole ne peut exister si elle n’est pas, dans le même temps, une image. Le fait que l’image a pris le pas sur la pensée, la réflexion, l’humanisme, l’art est pour moi quelque chose de très angoissant. La télévision est devenue une sorte de gros « oeil de boeuf » qui crache sans arrêt à la gueule des gens ce qu’ils finissent par croire être la vérité. Je sais instinctivement quand quelqu’un joue et aujourd’hui tout cela relève moins de la politique que du casting.  J’ai sans doute été très marqué inconsciemment par ce jour où Jospin est arrivé derrière son pupitre et a dit : « j’assume la responsabilité de ce qui vient d’arriver et je me retire de la vie politique ». Cela m’a beaucoup ému. Je trouve que cet homme, à cet instant-là, a donné une espèce d’humanité à tout ce cirque en disant ces mots à la fois simples et puissants. C’était très noble et très spectaculaire. J’ai eu l’impression qu’il n’avait pas vu venir et était terriblement surpris. Je me suis dit – mais c’est ma rêverie – qu’il y avait eu manipulation. Et que lui ne l’avait pas senti. Sur ce point je revendique le droit à l’imaginaire. Sans doute que cet incident a travaillé en sourdine pour aboutir au scénario que j’ai ensuite écrit. 

Vous parlez de droit à l’imaginaire, est-ce pour cette raison que vous n’avez pas voulu réaliser un film « politicien » mais beaucoup plus abstrait, qui questionne la morale ?

Je ne suis pas certain que le film questionne aussi précisément la morale politique. S’il fallait absolument extraire un message de ce film, ce pourrait être qu’il faut beaucoup de patience pour se détacher de ce qui nous fait, pour essayer de trouver ce que nous sommes, en tant qu’individu. C’est peut-être le sens de cette histoire. Elle aurait pu se passer dans le cadre d’une administration, dans l’organigramme d’un grand magasin. On sait bien à quel point on est fait par les autres. S’ébrouer de tout ça, c’est une sacrée aventure. Dans le monde politique tel qu’il nous est présenté, j’imagine que ça va devenir de plus en plus difficile pour les hommes et femmes politiques. Mais d’une certaine façon j’aimerais qu’on puisse abstraire le film du politique, et le voir davantage comme une métaphore. 

Est-ce qu’on peut voir votre film comme une métaphore de ce que vous avez pu expérimenter, c’est à dire la troupe de théâtre, du rapport de l’individu à ce groupe ? On dit souvent que les premiers films sont les plus personnels, les plus intimes.

Bien sûr, on ne parle jamais que de soi, même quand on parle des autres. Une fois monté, je me suis aperçu que le film parlait du théâtre. Mais je n’ai pu m’en rendre compte qu’une fois le film terminé. La loge, le trac, la peur, le chemin qui nous amène jusqu’à la scène, les répétitions, l’obligation absolue de séduire, de plaire, autant de signes qui sont intimement liés à mon expérience d’acteur. Mais tout cela s’est fait de manière souterraine, sans quoi j’aurai directement raconté le parcours d’un acteur.  

Le personnage joué par Yvan Attal est taciturne, fermé, presque hermétique, pas du tout exubérant. Y avait-il, là aussi, une part intime ?

Pendant les conversations de pré tournage, je disais à Yvan que, pour moi, le personnage fait partie de ces gens qui ont cru ce qu’on leur a dit quand ils étaient petits. Croire que s’il travaillait sérieusement, honnêtement, il développerait sa propre personne, son parcours, sur ces bases-là. C’est d’ailleurs ce qu’on me disait quand j’étais petit. Le personnage est en effet silencieux, intelligent, non exhibitionniste, timide, réfléchi et absolument pas extraverti. La question est de savoir si des types comme lui ont encore le droit de passer à la télévision. Quand on voit quelqu’un à la télé, on cherche à savoir s’il est sympathique. Chirac a la réputation d’être un type extrêmement sympa. Peu importe les bourdes ou malversations qu’il a pu commettre, il détient cette sorte de carte magique : il est sympa. Et ça m’intéressait que le personnage joué par Yvan ne soit pas « sympa ». Son droit à la parole, il va le conquérir. Tout le reste, la manipulation, la présence d’un industriel qui tirerait les ficelles, je le revendique comme quelque chose qui n’a pas de prétention à être réaliste. 

Vous parliez de la dégradation du rapport entre les médias et la politique, l’art. Vous êtes un enfant des années 70, étiez-vous engagé, rempli d’idéaux politiques ?

J’avais 19 ans en 68. Mais j’habitais en banlieue, dans un milieu ouvrier, populaire. On avait beaucoup de distance avec ces étudiants qui étaient considérés comme des gosses de riches faisant une révolution. On descendait en voiture le vendredi soir pour regarder les manifs. Je ne peux pas dire qu’il y ait eu une conscience politique réelle à ce moment-là. Cela a davantage été important quand les usines ont fermé. Ensuite je crois que 68 a apporté une envie d’y croire, de s’intéresser à la politique, même si c’est une révolution qui ne va pas au bout d’elle-même. Donc oui, j’ai acquis une curiosité, une sensibilité, plutôt très à gauche d’ailleurs. Mais depuis je me suis détaché de la chose politique. Je n’y crois plus. 

La séquence du débat télévisé, c’était une manière d’entrer au coeur de cet « oeil de boeuf » ?

Oui, ce sont des choses qu’on a tous en mémoire. C’est un moment où la politique et la télévision se consomment l’une et l’autre. Le débat devient un spectacle. En même temps il y a le danger inhérent au spectacle. Il peut potentiellement se passer des choses impossibles à maîtriser. Le direct est le dernier round, le dernier instant. C’est là où l’on commence à avoir des perles de sueurs, qu’on s’approche plus intimement de l’homme ou de la femme politique. C’est beaucoup moins facile de maîtriser la tricherie pendant une heure ou deux de débat que pendant cinq minutes au journal télévisé. 

Yvan Attal, à ce moment-là, a ce geste assez beau de retirer ses chaussures pour se mettre à l’aise comme le faisait votre personnage quelques dizaines de minutes plus tôt dans le film.

J’aime bien observer les tics des hommes politiques. Chirac par exemple est, jusqu’en 1988, totalement coincé. Et un jour, on le voit s’asseoir au fond de son fauteuil et ouvrir sa veste. Il a mis 25 ans pour arriver à ce geste de décontraction. Il a travaillé, réfléchi, rencontré des spécialistes. En sophrologie, on vous dit d’enlever votre ceinture, de défaire vos lacets, de vous enfoncer dans votre fauteuil pour vous détendre. J’ai inventé ce geste des chaussures qui, à mon sens, peut faire partie de cette panoplie de décontraction. C’est aussi, à ce moment-là du film, une sorte de prise de pouvoir discrète de la part du personnage. 

Vous aviez des modèles ? Est-ce que vous avez vu le film de Raymond Depardon sur Giscard ?

Oui, je l’ai vu. Il y a même des moments précis du film de Depardon dont je me suis un peu inspiré. Par exemple, la scène du repas. Giscard est en train de manger chez des amis et regarde sa propre intervention au journal de 20 heures. Ils sont à table et se livrent tous à un festival de flagornerie envers lui. En même temps, d’une façon plus triviale, on voit la salade qui  se balade sur la table. Ce sont des choses qui m’ont marqué, bien entendu. J’ai de toute façon vu beaucoup de reportages sur les hommes politiques, même si encore une fois, j’aime à voir le film davantage comme une métaphore que comme un précis de décomposition politique.