28 FÉVRIER 2011

Olivier Ducastel : "Un secret familial conduit à des catastrophes"

Les réalisateurs de Jeanne et le garçon formidable reviennent sur leur 6e collaboration. Huis-clos au sein une famille qu'un lourd secret ronge de l'intérieur, L'Arbre et la forêt rompt le tabou de la déportation des homosexuels. Trop tard ?

Pourquoi ce titre, L’Arbre et la forêt ?

Olivier Ducastel : Ce titre a été trouvé très tôt. Il est presque programmatique. C’est l’histoire d’un homme qui a planté un arbre lié à son secret. Et qui ensuite en a planté pour gagner sa vie. Le titre raconte ces deux lignes directrices du film. C’est-à-dire la vie quotidienne et le secret.

Jacques Martineau : Dans ce titre, on entend « l’arbre qui cache la forêt », à cause du secret, mais il y a aussi d’autres raisons qui l’expliquent. Un sylviculteur, comme Frédérick, s’adonne à une étrange activité. Il plante des arbres que seules les générations suivantes verront à maturité. Cela s’inscrit dans une chaîne de transmission. Or, ici, la transmission est brisée. Le travail accompli depuis des générations s’effondre à cause de son secret trop tardivement révélé.

Pourquoi avoir placé l’action de L’Arbre et la forêt en 1999 ?

Olivier Ducastel : L’idée de ce film remonte à loin. Jacques l’avait évoquée avant que nous tournions Jeanne et le garçon formidable. Le projet a énormément évolué au cours des dix années écoulées. Il n’a trouvé sa forme actuelle qu’après 2001. En effet, cette année-là, un événement capital a eu lieu : la reconnaissance officielle par l’État français de la déportation homosexuelle. À partir de cette date, la nécessité de mettre au jour son existence ne s’imposait plus. Sans totalement évacuer l’importance de continuer à dire et faire savoir que des hommes ont pu être déportés uniquement en raison de leur orientation sexuelle, nous avons pensé que nous pouvions axer notre récit avant tout sur la question du silence, du secret et de ses conséquences. Nous ne voulions pas faire de Frédérick le héros d’une cause, ni le porte-étendard d’une revendication, si légitime soit-elle. Nous ne voulions pas non plus expliquer ce silence, mais montrer les ravages qu’il a pu causer, sur les générations suivantes.

Jacques Martineau : Il n’empêche que nous avons voulu situer l’action du film il y a dix ans, avant cette date donc, avant que la question ne soit tranchée officiellement. C’est-à-dire à un moment où l’on est encore dans le non-dit, le silence. Nous voulions en outre que le personnage principal ne soit pas trop vieux. Si le film s’était passé de nos jours, Frédérick aurait eu plus de 80 ans, son aveu aurait eu un côté testamentaire que nous ne souhaitions pas.Nous préférions que cet aveu se fasse à l’occasion d’un traumatisme familial - la mort du fils aîné - et que cela apparaisse comme une tentative presque désespérée de la part de Frédérick de se débarrasser du secret qui a miné sa vie. Enfin, 1999, c’est aussi un marqueur symbolique assez fort, le passage d’un siècle à l’autre, avec la fameuse tempête…

Le quasi-huis clos familial faisait-il partie du projet initial ?

Jacques Martineau : Au départ, dans les premières versions du scénario, le film s’ouvrait beaucoup plus sur la question politique. Mais au cours du travail d’écriture, nous nous sommes rendus compte que plus on se recentrait sur le décor unique et sur la famille, et mieux notre fiction se déployait. Ce choix se justifie donc beaucoup par des questions dramaturgiques. Rester au milieu des arbres et au sein de cette famille était sans doute la meilleure manière de faire prendre conscience de la violence du monde extérieur et de l’injonction au silence.

Le film pose la question de la transmission d’un événement traumatique et très ancien au sein d’une famille…

Jacques Martineau : Le film travaille sur une figure assez récurrente du cinéma, celle du secret de famille. Mais la révélation du secret n’en est pas la résolution finale. Elle intervient à sa moitié. D’une certaine façon, ce qui nous intéresse le plus, c’est ce qui peut se passer ensuite. Ce sur quoi cela ouvre. Or, il semble bien qu’au plan de la transmission, la révélation de Frédérick soit trop tardive. Est-ce qu’à la fin du film la famille est pacifiée, réconciliée ? Rien n’est moins sûr. Il y a eu partage, certes. On a donné l’argent. Mais quand Frédérick décide cette donation, c’est à la fois très généreux et très aimant de sa part, mais c’est en même temps un peu lâche, car il essaye de régler de cette façon ses relations avec Guillaume, son fils cadet, qui sont catastrophiques.

Olivier Ducastel : Il est évident que l’existence d’un secret familial conduit à des catastrophes. Interrompre le processus de transmission des événements qui ont structuré les individus est extrêmement délétère. Que ce soit à l’intérieur d’une famille, ou, plus largement, au sein d’une société.

Jacques Martineau : Ce qui semble avoir manqué à Guillaume, c’est la connaissance de son père, la connaissance d’une vérité, et sans doute, des marques d’amour qu’il n’a jamais ressenties. Remplacer cela par une transmission d’argent, c’est un réflexe très bourgeois. Frédérick estime avoir fait ce qu’il avait à faire en parlant enfin. Quelles qu’en soient les conséquences et le mal que cela produit sur les uns et les autres. Frédérick n’est pas un être entièrement bon. Ce n’est pas un hasard s’il écoute La Walkyrie, et plus particulièrement le finale, où le personnage principal, Wotan, se construit comme un dieu vengeur.

Les deux fils, Charles, qui est décédé, et Guillaume, ont manifestement tous deux souffert. Pour Frédérick, l’impossibilité de leur dire son secret a-t-elle obéré toute possibilité de transmission d’amour paternel ?

Olivier Ducastel : Sans doute. C’est en tout cas ce que s’est dit François Negret pour construire le personnage de Guillaume. Il nous a fait des propositions, quant aux tensions du personnage ou le rapport aux larmes, qui allaient plus loin que ce que nous avions imaginé. Par exemple, la scène dans la voiture avec sa femme Elisabeth – interprétée par Sandrine Dumas - où il s’autodénigre. Nous pensions a priori qu’il la jouerait de manière plus distanciée. Mais au fur et à mesure des prises, nous avons compris que ce serait la plus douloureuse que nous choisirions.

Jacques Martineau : Quelque chose a bloqué l’expression du sentiment de Frédérick envers Guillaume. En même temps, le père semble aimer beaucoup son fils cadet. Il le manifeste même, mais Guillaume ne peut l’entendre.

Pourquoi avoir montré le fils décédé ?

Jacques Martineau : Il ne pouvait pas être tout le temps question de lui sans le montrer. Nous avions besoin de le filmer, de montrer un corps, même si c’est un corps très fantasmé : nous l’avons habillé en noir, il porte le costume de la mise en bière. Il est représenté selon la dernière image qu’en ont eu les parents, et c’est ainsi qu’il apparaît dans leur esprit.

Qu’est-ce qui vous a décidé à choisir François Negret pour le rôle de Guillaume ?

Olivier Ducastel : Nous n’avions pas vu François Negret au cinéma depuis une dizaine d’années, pendant lesquelles il a plutôt fait de la télévision et du théâtre. Ce sont nos producteurs, Kristina Larsen et Gilles Sandoz, qui nous ont suggéré qu’il ferait un excellent Guillaume. François venait de tourner une scène dans Les Regrets, le film de Cédric Kahn, et tous deux avaient été particulièrement bluffés par le jeu de François. Avec lui, Guillaume devenait un écorché vif, un homme torturé.

Jacques Martineau : En rencontrant François, nous avons trouvé le Guillaume que nous cherchions. On nous disait beaucoup, à la lecture du scénario, que ce personnage était monstrueux. Or, pour nous, Guillaume était un personnage fragile. Quels que soient les propos qu’il profère, nous ne pensions pas qu’il était détestable. En fait, pour que le spectateur comprenne cela, il fallait qu’il soit interprété par un comédien, qui, incarnant Guillaume, manifeste immédiatement une vraie fragilité. On sent quelque chose de très brisé en lui. C’est un être en souffrance.

Comment a réagi Guy Marchand quand vous lui avez proposé le rôle de Frédérick ?

Olivier Ducastel : Il n’a été ni étonné, ni inquiet… Entre la première rencontre et le moment où le film est entré en production, il s’est passé un an et demi, le temps pour nous de faire Nés en 68. Quand nous avons revu Guy après tout ce temps, nous avons compris qu’il avait régulièrement relu le scénario, qu’il y avait énormément pensé, et que son désir de faire le film était décuplé. Quand le tournage est arrivé, il a non seulement pris du plaisir à jouer, mais il a aussi découvert quelque chose d’assez nouveau pour lui : ce que signifie « être la vedette ». Parce qu’au cinéma il n’a pas fait tant de films que cela dans lesquels il tient le rôle principal. Cela lui a beaucoup plu, en particulier toutes les scènes où il écoute de la musique. Ces gros plans sur lui l’amusaient beaucoup !

Jacques Martineau : Les comédiens choisissent aussi les rôles en fonction de ce qu’ils sont, de leur parcours, de leur carrière. Or, Guy, dans l’imaginaire cinématographique et aussi comme chanteur, est l’incarnation du macho. Ce qui est très loin de ce qu’il est dans la vie. C’est sans doute un peu cela aussi qui l’a attiré : travailler sur une facette de sa personnalité, qui est très vraie dans la vie mais peu connue au cinéma.

Les personnages de femmes ne s’en sortent-ils pas mieux que les hommes ? Ne sont-elles pas plus fortes, plus indépendantes ?

Jacques Martineau : Nous avons toujours ce sentiment que les femmes sont plus fortes que les hommes. C’est d’ailleurs une constante dans nos films. Elles résistent mieux au genre de désastre que vivent les personnages de L’Arbre et la forêt. Cela dit, si la femme de Frédérick, Marianne, s’en sort bien, la belle fille, Françoise, a rompu les liens avec la famille depuis très longtemps. Tandis que la petite fille, Delphine, est beaucoup plus atteinte.

Olivier Ducastel : Pour ce qui concerne le personnage de Françoise, jouée par Catherine Mouchet, il y avait ce qui était écrit, où entrait une certaine distance ironique et une part de féminisme aussi, une part de liberté donnée dès le départ au personnage. Mais Catherine a aussi beaucoup apporté en ce sens, usant d’un regard critique très constructif. Une grande partie de son travail a consisté à approfondir la distance qu’amène son personnage.

Yannick Renier et Sabrina Seyvecou font partie de votre « famille » d’acteurs. Comment avez-vous travaillé avec eux ?

Olivier Ducastel : Avec Yannick, nous nous sommes appuyés sur ce que nous connaissons de lui : la grande attention qu’il peut porter aux autres, sa générosité. C’est cela que nous avons eu envie de filmer chez lui. Quant à Sabrina Seyvecou, parmi ses qualités, elle a la faculté de pouvoir pleurer de façon très sincère. Elle peut ne pas y parvenir. Mais si elle pleure, c’est qu’elle est émue. Et nous aimons filmer des comédiens qui sont réellement émus.

Comment voyez-vous Marianne ? Et comment s’est déroulé le travail avec le « couple » Françoise Fabian et Guy Marchand ?

Jacques Martineau : En écrivant le scénario, nous avons pris conscience que nous allions raconter quelque chose que nous n’avions jamais raconté : une histoire d’amour entre deux personnes qui ont eu une vie très bizarre, une vie sexuelle très minimaliste, mais qui nourrissent l’un pour l’autre un sentiment amoureux très fort. Dans le film, Marianne est celle qui exprime avec le plus de force ce sentiment : c’est elle qui a choisi Frédérick, qui a choisi de continuer à l’aimer quand il lui a appris qu’il était homosexuel et qu’il avait des aventures. C’est elle qui parvient à faire fonctionner leur couple. Il nous a semblé que Françoise Fabian donnerait beaucoup de sincérité à ce personnage.Guy Marchand était très impressionné qu’elle joue sa femme. Il a une très grande admiration pour elle. Il avait donc un peu le trac. Mais Françoise est aussi quelqu’un de très traqueur et de timide. Guy s’en est rendu compte dès le premier jour de tournage, et il a été très protecteur vis-à-vis d’elle. Du coup, ils ont entretenu une forte relation de complicité et de partage d’acteurs. Ce qui, me semble-t-il, donne à l’écran une impression de grande vérité au couple qu’ils forment et au fait qu’ils aient pu passer 50 ans ensemble.

Comment avez-vous travaillé avec les comédiens lors des nombreuses séquences de monologues et d’écoute ?

Olivier Ducastel : Même si, a priori, ce n’est pas évident, écouter des récits, au cinéma peut être passionnant. Nous ne devions donc pas avoir peur de mettre en scène de longs récits. J’en avais d’ailleurs fait l’expérience pour un documentaire que j’ai réalisé, il y a quelques années, sur les bombardements alliés sur la ville du Havre. Quand les gens ont des choses à raconter, on a tout simplement envie de poser une caméra devant eux, de les écouter, puis de les faire écouter. Nous avons donc structuré le film à partir de la transmission des souvenirs, en réfléchissant à la manière dont la parole allait être émise et reçue. Faire tout raconter par Frédérick risquait de devenir trop théâtral ; il fallait donc distribuer la parole parmi les membres de la famille.Pour toutes ces séquences de groupe, que nous avons tournées avec une seule caméra, tous les comédiens étaient là à chaque prise. Nous faisions d’abord une mise en place de la scène. Puis, nous commencions par filmer le monologue. Ensuite, nous faisions des plans d’écoute sur toute la longueur de la scène, et non sur des extraits que nous aurions jugés plus intéressants que d’autres.

Un décor unique, des personnages qui parlent ou qui écoutent de la musique : le film aurait pu être statique. Il donne au contraire une impression de fluidité. Comment y êtes-vous parvenus ?

Olivier Ducastel : Nous avions cette intention dès le départ de faire un film qui mêle plans fixes et travellings. Nous avions envie que Frédérick parle en restant immobile mais qu’il puisse aussi parler en marchant. Comme notre goût ne nous porte pas vers la caméra à l’épaule ou vers le steadicam, cela impliquait des travellings sur rail, y compris en forêt. Nous avons fait aussi des travellings pendant l’écoute de la musique. Et, parfois, avant que Frédérick ne parle, pour soutenir une attention ou un sentiment. Il y a aussi quelques travellings circulaires autour de la table de la salle à manger. Sur le tournage, ils ajoutent des contraintes, mais à l’écran, cela donne un sentiment de fluidité et des plans qui ont une facture classique. Nous avons essayé de trouver un point d’équilibre entre découpage et plans séquence. Pour éliminer une grosse partie du découpage, nous avons opté pour le cinémascope, qui permet les plans d’écoute à deux. Mais comme ce qui nous intéresse avant tout, c’est le regard des acteurs, il nous fallait être aussi relativement en face d’eux quand ils parlent ou écoutent. Et donc nous laisser la possibilité de filmer de longs portraits.

Jacques Martineau : La fluidité est évidemment liée à l’utilisation des mouvements de caméra, et aux mouvements des comédiens. Mais, le champ contre-champ n’empêche pas la fluidité, parce qu’il y a la continuité de jeu. Et quand la musique d’une voix se déroule, alors que l’on passe de l’un à l’autre des personnages, cela donne, je crois, ce sentiment de fluidité.