28 FÉVRIER 2011

Pascal Deux : "Une chanson de geste..."

Fabrice Bénichou, la boxe... mais pas seulement : "Si leur histoire m’a intéressé, explique le réalisateur, c’est qu’elle incarne de manière particulièrement émouvante, vivante, physique et sensuelle une question fondamentale qui nous habite tous, celle du désir, de notre engagement dans la vie."

Pourquoi un film sur la boxe et Fabrice Bénichou?Pascal Deux : C’est un film qui se passe dans le milieu de la boxe avec un personnage principal, Fabrice Bénichou, et autour de lui deux autres tout aussi importants, Jean Molina et Michel Pisaneschi. Ce n’est évidemment pas qu’un film sur la boxe ou sur Fabrice et ses deux compagnons. Si leur histoire m’a intéressé, c’est qu’elle incarne de manière particulièrement émouvante, vivante, physique et sensuelle une question fondamentale qui nous habite tous, celle du désir, de notre engagement dans la vie: jusqu’où peut on aller pour obtenir ce que l’on a toujours désiré avoir, et que se passe t-il quand ce qui a pu nous animer pendant des années s’émousse? Que devient-on quand on change ? D’un côté, il y a Molina l’entraîneur, Michel le « prévôt », et d’autres comme le journaliste Michel Chemin, qui n’ont de cesse de définir et de raconter Bénichou, et de l’autre côté, il y a Fabrice qui parle peu, rarement, et toujours pour s’interroger sur ce qu’il veut, sur qui il est. Cette interrogation, parce qu'il est boxeur, il la vit sur le ring, avec ses poings, sa rage dans le combat avec l’autre qui devient un combat avec lui même. Je me suis toujours intéressé au monde de la boxe, j’avais donc vu certains combats de Fabrice et suivi son apparition médiatique en France, au milieu des années 1980. Il avait une personnalité qui me semblait singulière, en tout cas très différente de celle des autres boxeurs.

En quoi?Ses parents étaient artistes de Music- Hall, ils s’étaient produits sur les scènes des Cabarets du monde entier. Son père était une sorte de fakir-parapsychologue, qui avait battu le record de Houdini enchaîné au fond d’une piscine sans respirer, ou avait fait une crucifixion en place publique à Bogota où il avait passé des heures sous le soleil, cloué en croix, devant une foule en pâmoison. Fabrice avait vécu partout et parlait onze langues. On a donc vu arriver ce jeune homme de 18 ans que personne ne connaissait, son père a réussi à faire monter la mayonnaise parce qu’il avait beaucoup de bagout et d’entregent et Fabrice s’est retrouvé entre les mains expertes de promoteurset de managers. Et on lui a proposé tout de suite un ou deux combats extrêmement difficiles que normalement on ne propose pas à ce stade-là d’une carrière : à 20 ans, on l’a envoyé au feu littéralement et il a perdu mais il s’en est sorti avec beaucoup d’éloges et une médiatisation immédiate… Fabrice faisait des déclarations tonitruantes, il essayait de se fabriquer une image calquée sur ses idoles, comme Mohammed Ali ou Roberto Duran, parce qu’il sentait que c’était le bon moyen pour braquer les projecteurs sur lui et faire monter les enchères autour des combats…Un néophyte vous dirait qu’il ressemble à la plupart des boxeurs?Dans la boxe, on retrouve plus ou moins les mêmes ingrédients pour des scénarios à chaque fois différents. En ce qui concerne Fabrice Bénichou, il n’a pas tout à fait le même profil que la plupart des boxeurs, c’est quelqu’un qui possède un incroyable charisme, qui dégage une tendresse particulière. Et puis, il y a chez lui une faille qu’on découvre assez vite: c’est quelqu’un qui veut paraître extrêmement méchant sur le ring et qui, en fait, est un bloc de douceur et de douleur mêlées. C’est tout sauf un «tueur» et pourtant c’était l’image qu’il essayait de donner. Pour moi, ça avait à voir avec la création d’un personnage, c’était comparable au travail d’un artiste ou d’un acteur.

Comment est né le projet du film ?Quand j’ai rencontré Fabrice, en 1995, il avait 30 ans et avait arrêté la boxe. J’ai passé un an à le voir régulièrement, à discuter avec lui. Il m’a un peu fait attendre, je crois qu’il voulait me tester, aussi. L’idée de départ était de faire un film sur le vieillissement prématuré, sur le fait de prendre sa retraite à un âge où normalement, dans la plupart des autres professions, vous êtes en plein envol. Mais si ce constat vaut de la même façon pour une danseuse classique ou un joueur de foot, il y a, dans la boxe, quelque chose d’encore plus primitif et fascinant. Il y a le corps fatigué et blessé, mais il y a également la défaite: rares sont les boxeurs qui raccrochent au faîte de leur gloire, en général, ils sont dépossédés par quelqu’un de plus jeune. Une phrase de Jack London m’a accompagné pendant tout le tournage : « Les jeunes grimpent vers la gloire sur le corps des anciens ». La boxe, c’est la domination d’un homme sur un autre homme: deux types qui partent pour conquérir la même chose — la victoire, la gloire— et il y en a un des deux qui doit perdre. Lorsque, finalement, Fabrice Bénichou accepte de faire le film, il vient de recommencer à boxer…

Comment le documentariste change-t-il son fusil d’épaule?Les producteurs et les responsables des chaînes de télévision tardant à me répondre, j’ai créé ma propre socété de production, «Buddy Movies », pour pouvoir entamer le tournage au plus vite. Je me suis dit : on va voir, prenons une caméra et puis on tournera ou pas… Nous sommes donc partis à Marseille, mon frère Sébastien et moi, pour repérer les lieux et voir comment l’entourage de Fabrice allait nous accueillir. Dès que je le rencontre, il est évident que Jean Molina, son manager, est un personnage magnifique et passionnant, quelqu’un qui sous des abords très véhéments cache une tendresse bourrue mais incroyable. La relation qu’ils ont, tout ce que Fabrice dit par rapport au «père de substitution», tout cela fait d’eux un «couple» de cinéma. Et puis, il m’est apparu que Fabrice était fragile par rapport à son désir de revenir à la boxe. Peu à peu, il a lâché des phrases comme: “Est-ce que je vaux encore quelque chose, est-ce que je peux encore faire ça? Je n’ai pas envie d’arrêter en me disant que j’ai des regrets et qu’il y a quelque chose que je n’ai pas tenté…” Ces interrogations-là rejoignaient celles qui l’avaient mené à arrêter la première fois, et, pour moi, elles étaient suffisamment puissantes pour démarrer un film.

Vous filmiez tout, tout le temps?Non, il m’arrivait de ne pas sortir la caméra, parce que ce n’était simplement pas le moment, parce que Fabrice n’était pas en forme… Dans un premier temps, je me suis placé assez loin, et puis, petit à petit, je me suis rapproché de mon sujet. J’ai choisi de filmer le boxeur au travail. Je suis donc resté dans la salle d’entraînement, dans les vestiaires, autour du ring lors des combats. Fabrice Bénichou chez lui, c’est sûrement intéressant, mais c’était un autre film. Dans ces lieux exigus que sont les vestiaires, il est clair que les protagonistes ne peuvent pas oublier votre présence. Le postulat, c’était qu’à aucun moment notre présence ne devait provoquer la moindre gêne vis à vis de ce qui était en train de se passer… Hormis les quelques entretiens qu’on voit dans le film, rien n’a été fait exprès pour nous, ni même à l’endroit où on aurait pu le souhaiter pour la lumière, ou le son — et je peux vous dire qu’on a eu des déconvenues quant à la couleur de certains murs, la lumière venant d’un néon pourri, ou le sifflement de la chaufferie dans un vestiaire! À partir du moment où vous posez une caméra dans un lieu, les gens en sont conscients. Et tant mieux! Je ne suis pas là pour voler les choses…

Venant de la fiction, comment avez-vous abordé la «mise en scène» de ce documentaire?Je ne voulais rien démontrer mais juste montrer les choses. Faire confiance à ma perception des événements, réagir et être ouvert. Ne pas avoir d’idées préconçues. J’ai tourné une partie du film en DV, mais dès le début nous avons envisagé une sortie du film en salle et nous avons travaillé en ce sens. Pour moi il n’y a aucune différence entre fiction et documentaire, dans les deux cas on se pose des questions de narration et de cinéma. Même en prenant des images sur le vif, on a une vision de mise en scène des choses. Si j’avais été-là uniquement pour faire de la captation, ça ne m’aurait pas intéressé. Il faut trouver sur l’instant le style qui correspond à la scène… La magie du documentaire c’est que les choses ne se produisent qu’une fois: vous les avez ou pas, vous pouvez rêver de les avoir eues mais ça ne sert plus à rien. Il faut être bon dans l’action, c’est plutôt excitant ! En même temps, ce qui est remarquable dans la boxe c’est que vous soyez à Bogota, New York, Paris, ou Marseille, il y a des passages obligés, des situations fondamentales et inéluctables. En tant que documentariste, vous ne pouvez pas y échapper au même titre que le boxeur ne peut pas y échapper: l’entraînement, la peur, l’attente, les gestes rituels avant un combat — la vaseline sur les arcades sourcilières, le bandage des mains… Le son a une texture particulière. Les vibrations de la corde à sauter, les coups contre le sac, les sonneries récurrentes… Pour la plupart, ce sont des sons directs. Et nous avons eu la chance de travailler, pour plusieurs scènes, avec Michel Desrois qui a fait un son magnifique de pureté et de simplicité. À part quelques moments que nous avons retravaillé à dessein, dans le son et l’image, pour le combat final en Angleterre, nous voulions être très réalistes parce que cette réalité-là avait une force indéniable. Or il y a des bruits qui vous frappent dès que vous entrez dans une salle d’entraînement de boxe et que vous n’entendez jamais dans les reportages télévisés. Pourtant c’est une répétition de sons qui fait partie de l’usure du travail du boxeur et de la lassitude de Fabrice aussi. Dans chaque salle de boxe, il y a une horloge spéciale qui sonne, s’arrête pendant une minute, repart pour trois minutes et sonne à nouveau. Tout l’entraînement est rythmé par ça, ce qui donne une espèce d’horloge intérieure — chaque boxeur apprend à réguler ses efforts sur une durée de trois minutes, puisqu’un round dure trois minutes, séparé par une minute de repos. Quel que soit le travail que le boxeur est en train de faire, il le fait par rapport à cette durée. Nous avons voulu faire entendre, les stridences et les silences, les respirations, la corde à sauter qui résonne dans une salle… Quitte à être aux limites de la saturation.

Comment le tournage a-t-il influé le cours du récit ?Au départ, on suit un homme qui a décidé de re-boxer, parce que c’est son seul métier. Il a besoin de gagner de l’argent pour sortir de ses ennuis. Mais c’est aussi quelqu’un qui tente de retrouver une gloire évanouie. Parce qu’il pensait qu’il était passé à côté de quelque chose. Parce qu’il voulait faire connaître à Laurence, sa nouvelle compagne, les moments de frissons et les heures de gloire de sa vie d’avant. Parce que, comme pour tout artiste, l’absence de projecteurs lui était cruelle. D’une manière extrêmement banale, je pensais au départ que j’allais faire un film sur la «rédemption» d’un personnage qui a tout perdu et qui retrouve une partie de sa gloire. Quand je parlais avec Fabrice off caméra, il me disait souvent: “ Et si je perds il n’y a plus de film?! ” Et je répondais que ce qui comptait, c’était le parcours et les efforts, la difficulté… Plus tard, je me suis rendu compte que ce que je souhaitais faire depuis le début, c’était un film sur le désir, le doute et le renoncement.  Parce que le film devient l’histoire d’un homme qui est obligé de re-boxer alors que, profondément, il n’en a plus envie. Fabrice, à ce moment-là, est entouré de gens qui y croient plus que lui. Son entourage raconte une espèce de «chanson de geste», le décrit comme un personnage presque mythique — certains disent: “il avait une force démoniaque”, son manager, Jean Molina, affirme : “c’est Marcel Cerdan, y a pas plus fort que lui…”! C’est la phrase de John Ford dans « L’Homme qui tua Liberty Valance» : “Si la légende est plus belle que la réalité, il faut imprimer la légende”. Ces gens le poussent à croire en un rêve et lui y croit, puis n’y croit plus, puis y croit de nouveau parce que les autres pensent qu’il en est capable… Est-ce qu’il a vraiment envie de le faire ? Des jours certainement oui. Et puis d’autres moins. Parce que même gagner ça veut dire qu’il va être soumis à la même douleur, la même peur, la même merde de la vie de boxeur : recommencer l’entraînement avec le risque permanent qu’un mec vienne le descendre le combat d’après.

C’est au montage que le film s’écrit et se construit vraiment?Beaucoup plus que la fiction, le documentaire nécessite de reprendre à zéro le travail sur la structure du film, son rythme et sa chronologie. Ce fut vraiment comme une réécriture du scénario en collaboration étroite avec ma monteuse, Anny Danché. Si j’ai tourné le film avec un regard qui avait changé par rapport au point de départ, finalement nous l’avons monté de manière encore un peu différente de ce qu’on pouvait imaginer au moment du tournage. Pour moi, il y a quelque chose d’un chemin de croix et le ring vu d’en bas avec la lumière qui tombe en douche, a à voir avec le sacré. Au final, ça dit aussi beaucoup de choses sur le projet du début : ne plus avoir envie, se sentir vieux, fini…

D’où vient le titre, «Noble Art»?L’entrainement des boxeurs est extrêmement dur, c’est quelque chose qui les laisse exsangues, meurtris… J’ai voulu à plusieurs reprises, dans les vestiaires après les combats, montrer les blessures qui peuvent sembler anecdotiques. On ne voit jamais les rougeurs sur la peau, les bleus — ce qui est spectaculaire pour la télévision c’est les coups dans la figure: le nez tordu, l’arcade qui saigne. Mais même un combat peu violent laisse des traces qui font mal une semaine après. «Noble Art », c’est l’expression anglaise pour la boxe, et pour moi, il y a une noblesse infinie de la part de beaucoup de boxeurs à monter sur un ring pour des sommes d’argent parfois dérisoires, à mener une vie de galérien pendant cinq à six semaines d’entrainement pour peut-être se faire descendre par un inconnu. Donc sans gloire, et même avec une certaine disgrâce.

Propos recueillis à Paris, Juin 2004