28 FÉVRIER 2011

Peter Greenaway (dé)masqué

Shakespeare, la peinture, la video, la musique, la danse... Dans Prospero's Books, la profusion de références qui éclate sur l'écran pourrait égarer le spectateur. A moins que celui-ci ne devienne un peu plus exigeant, à l'image du cinéaste. Dans un article paru en 1997 dans la revue Tausend Augen, Gilles Maury rappelle l'importance des "masques", forme ancienne de réjouissance qui, depuis le XVIe siècle, entament un imaginaire dialogue avec les expériences modernes de Greenaway.

" Si l'oeuvre cinématographique de Peter Greenaway s'immerge dans la culture classique européenne, elle est cependant beaucoup plus britannique qu'on ne le croit. Les "Masques" anglais, forme unique et méconnue de divertissement de la cour de Charles II ou d'Elisabeth Ière, sont en effet une référence essentielle, explicite mais jamais avoué, du travail humaniste du réalisateur. Le cinéma de Greenaway, et c'est le moins qu'on puisse dire, fait appel à toutes sortes de références et s'érige souvent en jeu de piste culturel (...) Cette surabondance n'est, en fait, pas si étonnante que cela et se trouve être presque obligatoire : elle remplit une forme spécifique de narration qui se calque allégrement sur une forme ancienne de réjouissance, le "masque" (...)

Le genre du "masque" n'est pas facile à cerner, c'est un hybride sans règles précises, qui ne donna lieu, ni à l'époque ni plus tard, à aucun traité; tout au plus possède-t-on quelques comptes rendus des plus fameux. Le masque n'est pas vraiment du théatre, pas tout a fait un ballet, presque un jeu, mais certainement pas un opéra (pas encore "inventé" en cette fin de XVIème siècle) : c'est avant tout une fête, mais qui met en oeuvre des paramètres touchant à toutes les formes artistiques. 

L'origine est assez floue et prend sa source vraisemblablement dans la chevalerie. Toujours est-il que vers la fin du XVIème siècle et le début du suivant, ce qui n'est au départ qu'une mascarade légère va aller s'amplifiant, se complexifiant jusqu'à l'excès. Le principe général du masque repose sur la venue d'un monarque ou d'un noble chez un autre noble, qui donne en son honneur une fête "surprise". D'autres nobles, déguisés, arrivent "à l'improviste" et enchantent l'assemblée par une ou deux chansons, quelques vers récités en hommage à l'invité, une danse et/ou des charades. Sur cette trame simple va venir se greffer l'effet "surenchère" : les nobles masqués vont s'adjoindre les services de musiciens et chanteurs professionnels, de danseurs, de figurants...Très vite, on fera appel à des scénographes de théatre pour concevoir les costumes, puis les décors éphémères. Le désir de faire plus beau et plus luxueux posera assez vite le besoin d'une trame narrative prétexte au déploiement d'effets, sans pour autant que celle-ci soit rigide.

Le masque reste un divertissement, le plus souvent sous la forme d'allégories supportant bien des digressions.  Sans le vouloir, le masque sera véritablement la première forme de synthèse des arts, parce que justement il ne se fige dans aucun genre connu précédemment : il est moins théatral que le mystère médiéval, moins rigide que le futur opéra, plus innovateur que les tournois de la Renaissance italienne... Si le masque n'est pas vraiment un spectacle, c'est parce que depuis le début, le "public" n'existe pas en tant que tel : il est constamment partie prenante, danse avec les professionnels, chante avec les musiciens, joue aux devinettes... Si le spectateur se laisse porter par une structure, il n'en est pas exclu, bien au contraire : il n'y a pas de scène dans les masques, tout se déroule dans une grande salle, dans un espace unitaire. La démesure des derniers masques durant le règne de Charles II causeront la chute (par décret du parlement !) du genre : les dépenses absolument ruineuses engagées sur certains masques dépassent l'entendement (...)

Le masque ne raconte rien, les textes qui le constituent sont des poèmes, des chansons, des allégories, tous concentrés sur un thème commun. Il n'y a pas de linéarité absolue, de ligne dramatique contraignante.  Greenaway, dans ses films, est très proche de ce système "narratif". Certes, ses scénarios mènent toujours à une conclusion, proche d'une "moralité" qui fait office de leçon, d'avertissement, mais l'abondance des textes annexes, des digressions par rapport à la ligne dramatique prennent autant de place dans le temps du film que ce qui en fait avancer l'action proprement dite. C'est dans ce sens qu'il faut voir les alphabets récités de ZOO, les événements périphériques et ludiques de Drowning by numbers, les cartes postales du Ventre de l'architecte etc. Véritables hypertextes avant l'heure du multimédia, ces événements non-narratifs, jeux culturels de références, viennent soutenir le propos général. Annexes, ils n'en sont pas moins essentiels à l'équilibre de l'ensemble : équilibre aussi bien plastique, visuel, que signifiant. Ce mode de narration "séquentiel" comme Greenaway le définit lui- même, est porté à son apogée dans The baby of Mâcon, qui se rapproche littéralement du masque anglais du XVIème (...)

Que les dessins préparatoires de Greenaway pour ses films ne soient que des esquisses et non des storyboards renforce l'analogie avec le masque anglais traditionnel. Greenaway prépare ainsi un cadre à une intervention cinématographique, mais ne prépare pas ses cadrages. Il plante plus qu'un décor et moins qu'un plan de travail. Là ou le réalisateur anglais innove, c'est dans la perversion des références. Les espaces de ses films, espaces post-modernes presque par obligation, se trouvent de plus en plus pervertis par la technologie (les surcadres de Prospero's books) et les jeux extrêmement subtils d'emplacement de la caméra. Une des préocupations constantes de Greenaway étant la place, le rôle du spectateur au sens large : spectateur dans le film d'un événement quelconque ou spectateur du film dans la salle.

Ainsi, les emplacements des acteurs dans le cadre de Meurtre dans un jardin anglais, les danses/jeux de Drowning by numbers, les figurants/danseurs/spectateurs de Prospero's books ou de The baby of Mâcon sont autant de concessions et de renvois au genre du masque. Le spectateur du film a constamment devant soi un travail sur l'espace occupé par le corps, un travail l'obligeant à se positionner par rapport au sens proposé. Le spectateur d'un Greenaway ne peut qu'être actif, à l'instar du spectateur/acteur du masque traditionnel. Il n'est pas vain d'affirmer que les personnages des films de Greenaway effectuent des déplacements qui tiennent plus de la chorégraphie que de la simple balade. Cet aspect (...) se trouve amplifié dans Prospero et The baby of Mâcon : on y défile, on s'y pose, on y danse vraiment. Là aussi, ces films s'ancrent dans la tradition du masque; et quand Ariel s'envole pour sortir du cadre (et pénétrer celui de la salle de projection ?) à la fin de Prospero, c'est, pour Greenaway, une façon de rattacher les deux espaces du film et de la réalité dans un seul lieu et d'englober donc le spectateur dans son univers créatif, à l'image de l'immersion totale que procurait les masques du XVIème siècle. (...)

Au XVIème siècle, il est impensable qu'un masque se déroule sans musique (...) Intervenant dès le scénario, Nyman et ses musiques ont une réelle influence sur le montage du film, mais, bien avant, également sur la définition de l'atmosphère de certaines scènes, jusqu'à les commander. Ainsi le générique-défilé de Prospero ne peut-il être construit que sur une musique préalable, et surtout la scène appelée "masque" (d'après les indications mêmes de Shakespeare), où trois chanteuses incarnant des déesses antiques entonnent un hymne au mariage. Cette scène et son écriture musicale préalable définissent la collaboration Nyman/Greenaway sur le même plan que celle des auteurs de comédie musicale et par extension chronologique, des auteurs de masques. L'interaction est réelle. Bien que Nyman se défende d'écrire une musique trop circonstanciée, le résultat final est le plus souvent tellement fort et pertinent que sa musique en devient peu autonome. 

Ce tandem à l'efficacité redoutable (jusqu'à Prospero's books) est l'étrange reflet du tandem Inigo Jones/Ben Johnson, les deux protagonistes les plus actifs dans le domaine du masque au début du XVIIème. Johnson était poète et Jones architecte ; ils formèrent un duo de créateurs hors pair jusqu'à ce que Jones décida que le visuel était le plus important et se sépara de son librettiste à la faveur d'une querelle restée célébre. Cette séparation entraîna finalement la mort du genre : Jones, sans freins, laissa libre cours à son imagination et ne sut arrêter la surenchère...."