28 FÉVRIER 2011

Picasso disait : “Moi, si je ne peins pas, je tombe malade, je meurs.” Séraphine est ainsi.

Le réalisateur Martin Provost raconte sa double rencontre avec Séraphine, peintre peu connue, à la destinée hors normes, et celle avec Yolande Moreau, actrice tout aussi hors du commun. Mais le cinéaste évoque enfin le personnage déterminant de son mécène, l'Allemand Uhde (interprété par Ulrich Tukur) dont les démons intérieurs ne sont pas si éloignés de ceux de sa protégée...

Quelle est l'origine de votre rencontre avec Séraphine Louis ?

Un jour, une amie productrice à France Culture me dit de manière un peu énigmatique : “Martin, tu devrais t'intéresser à Séraphine Louis...” Ne connaissant pas le personnage, je ne comprenais pas bien où elle voulait en venir, mais elle a ajouté : “Cherche, tu comprendras pourquoi.” Sur internet, j'ai trouvé très peu d’informations, à peine quelques détails biographiques, des tableaux déroutants. Assez pour éveiller ma curiosité. J’ai commencé à entrer dans l'univers très particulier de Séraphine. Très vite, il m'a paru évident qu'il y avait là quelque chose de fort, de poignant, et matière à cinéma... Cette impression initiale n’a fait que se renforcer, c’est même devenu une idée fixe lorsque par la suite j’ai lu tout ce qu’il y avait à lire, notamment la thèse sur Séraphine de Françoise Cloarec, psychanalyste, qui a connu Anne-Marie Uhde (sœur de Wilhelm Uhde, le découvreur de Séraphine) dont elle possède des lettres, ainsi que de nombreux documents. Son travail a été ma source principale.

Dans la genèse de votre film, il y a également une autre rencontre, tout à fait déterminante, celle de Yolande Moreau.

Oui, la rencontre avec Yolande a été vraiment décisive. Je n’aurais jamais fait le film sans elle. L’écriture même du scénario, bien avant d’aller à la recherche de producteurs, a été nourrie par sa présence à mes côtés. Le hasard veut que nous habitions tous les deux à la campagne, à trois kilomètres l’un de l’autre. Nous nous sommes donc très rapidement rencontrés. Je lui ai raconté l'histoire de Séraphine et elle a dit oui. Très simplement.

Plus tard, j’ai trouvé à la bibliothèque Kandinsky l’unique portrait que l’on connaît de Séraphine, exécuté au crayon par un de ses voisins. La ressemblance était plus que frappante. C'était Yolande Moreau. Quand je lui ai montré ce portrait, elle est d’abord restée sans voix puis elle a ajouté, l’air de rien : “C'est pas flatteur, mais c'est bien moi !” Nous avons ensuite beaucoup parlé de Séraphine, de ce à quoi elle avait dû faire face, imaginé son enfance... Et puis sur le plateau, il y a eu là une sorte de miracle, une véritable rencontre entre un personnage et une actrice. Yolande ne joue pas, elle incarne Séraphine. Elle réussit à imprimer à l’image, au fur et à mesure du film, une charge poétique et émotionnelle d’autant plus intense et précieuse qu’elle est toujours dans la retenue. Notre travail a justement consisté à toujours rester sur le fil, à ne pas se laisser aller à la facilité, la sensiblerie, l’hystérie qui au cinéma est souvent associée à la représentation de la folie. A retrancher donc plutôt qu’à rajouter et à être de bout en bout fidèles à notre vision commune du personnage : de son parcours exigeant, de ses faiblesses, de son courage, bref, de tout ce qui nous avait impressionnés et émus chez Séraphine.

Après ces deux rencontres, vous écrivez votre scénario. C'est également, et à nouveau, l'histoire d'une rencontre...

Le danger pour un scénario basé sur un personnage réel c’est de rester dans l’anecdotique, l’illustratif, et de passer, justement, à côté de ce qui fait son mystère : son humanité, ses contradictions, sa vie intérieure. C’est un exercice particulièrement délicat. Un scénario n’est pas une œuvre en soi. Mais il doit aussi être suffisamment agréable à lire pour espérer ensuite intéresser des producteurs et trouver des financements. C’est une colonne vertébrale, un outil de travail.

Après avoir essayé d’amasser le plus d’informations possible sur la vie de Séraphine, après surtout la rencontre avec Yolande, j’étais impatient de me mettre au travail, et plein d’appréhension... Mais très vite, j’ai senti que Séraphine était une alliée, qu’elle m’autorisait à entrer dans son monde : un monde âpre, déroutant, aux prises avec l’invisible. Il me semblait que je faisais le voyage avec elle. Avec Marc Abdelnour, qui a collaboré à l’écriture du scénario, nous nous sommes dès le départ imposé une contrainte, celle de ne pas "raconter" la vie de Séraphine comme une suite de moments forts : ce qui m’intéressait plutôt, c'était d’axer la narration sur les petits riens, sur le hors champ, les absences, créer de petits mystères.

Autre choix scénaristique, j’ai voulu me concentrer avant tout sur la relation si inattendue, ambiguë et pudique qui pendant plus de 20 ans, et pour la postérité, a lié Séraphine à Wilhelm Uhde. Rencontre improbable entre deux marginaux. Contre toute attente, elle sera pour chacun d’eux décisive. Séraphine vit en marge du monde, et Uhde, l’étranger homosexuel, est le premier à la voir pour ce qu’elle est vraiment, sans préjugés. Il est son révélateur, son mentor, son ami, son marchand et tel que je l’ai senti, presque son fiancé... C’est intéressant de voir comment il disparaît et réapparaît dans sa vie toujours au bon moment, comme le messager dans une tragédie antique. Il est à la base de beaucoup de choses du vivant de Séraphine, et après il perpétuera sa mémoire en la révélant au grand public, puisqu'il sera le premier à organiser enfin, en 1945, une exposition exclusivement consacrée à ses œuvres, qui en entraînera d’autres, dans le monde entier.

Revenons à l'origine de votre intérêt pour Séraphine. Qu'est-ce qui vous a touché chez elle ? Sa personnalité ? Une sensibilité personnelle pour la peinture “naïve”, spontanée, non-académique ?

J’ai moi-même beaucoup peint à une époque, sans formation particulière, et je me souviens un jour, après des heures de concentration et de travail acharné, avoir eu peur, oui, une peur irrationnelle et le sentiment d’une intense solitude. Je n’ai plus touché un pinceau depuis. Ce qui m'a poussé vers Séraphine, c’est idiot à dire, mais c'est une proximité d'âme, et aussi de l’admiration, une forme de curiosité que j'ai toujours ressentie pour tout ce qui est de l'ordre de la création pure, du jaillissement créatif. Certains appelleront ça de l’art "naïf", d’autres de l’art "brut", mais ce n’est pas une affaire de catégorie. Aujourd'hui comme hier ce sont souvent des gens qui ne sont pas des érudits, qui ne sont pas nés dans des milieux favorisés ou proches de la culture, mais qui portent en eux cette capacité de création inouïe, irrépressible et parfois dérangeante. Ces artistes sont des pêcheurs de grands fonds, hors des évolutions et des bouleversements artistiques, sans maîtres ni disciples, et ils n'ont pas toujours la reconnaissance qu'ils méritent. Séraphine est une visionnaire dans le sens fort du terme. Elle s’est laissée porter par quelque chose de plus fort qu’elle, et qu’elle ne contrôlait pas, au risque de se détruire. Cela me touche profondément. 

Votre film montre bien la dimension quasi-mystique du travail de Séraphine. Elle semble peindre comme si sa vie en dépendait, comme en accomplissant un rituel religieux. Peindre n'est jamais un acte gratuit...

Ça peut l’être pour certains ! Et c’est très bien comme ça. Mais dans l’univers de Séraphine, peindre est aussi vital que manger ou boire, je dirais même plus, puisque après le départ de Wilhelm Uhde elle a renoncé au minimum de confort matériel auquel elle pouvait prétendre par ses ménages pour se consacrer à la peinture corps et âme.

C'est Picasso qui disait : “Moi si je ne peins pas, je tombe malade, je meurs.” Séraphine est ainsi. Peindre lui permet de préserver en elle quelque chose de vital. C’est une condition de sa survie, il lui est impossible de s'arrêter et de faire autrement que créer. Dans ce contexte, le rituel, en effet, est très important et j’ai pris soin de le mettre en avant à chaque fois que c’était possible : ces rituels nombreux, religieux et autre, qui structuraient la vie de Séraphine et qui pouvaient passer pour de l’excentricité, étaient en fait une discipline de vie. C’est ainsi que j’ai voulu le montrer. Wilhelm Uhde, qui était loin d’être une grenouille de bénitier, disait de Séraphine qu’elle était une sainte, et je le crois. Séraphine avait atteint, par son travail acharné et par cette sorte de révolte passive qui était la sienne, une forme de sainteté, dont sa peinture est l'expression.

À la fin des années 1920, Séraphine a acquis une certaine notoriété. Et puis, crise économique et crise personnelle venant, Uhde va pratiquement l'abandonner... Après lui avoir tout donné, il semble s'en désintéresser ?

C’est la partie obscure du personnage. Je n’ai pas cherché à l’éluder. Mais dans le film il était plus intéressant, à mon sens, de ne pas non plus donner d’explication à cet étrange comportement. C’est au spectateur de se faire son idée. La fin de Séraphine, à l'Hôpital psychiatrique de Clermont-de-l'Oise pendant la seconde guerre mondiale, fut assez sordide. C'est très troublant. Uhde dans son autobiographie affirme qu'elle était morte en 1934, alors qu’elle y a vécu encore huit ans, jusqu’en 1942. Mensonge ou négligence, je me suis posé des questions... D’ailleurs, déjà, après la guerre de 14 et son retour en France où il s’installe de nouveau avec sa sœur, Wilhelm Uhde ne cherche même pas à revoir Séraphine, alors qu’il habite à une dizaine de kilomètres à peine de Senlis ! Dans une séquence, je lui fais dire qu’il est persuadé que Séraphine est morte, mais avec Ulrich Tukur (qui joue le rôle de Wilhelm) nous avons fait attention à ce que le personnage fasse cette remarque sans trop y croire lui-même. Cette ambiguïté préserve la complexité du personnage. Malgré son intégrité et la force morale dont il a fait preuve toute sa vie, il est travaillé par la culpabilité et par une certaine impuissance, peut-être même un peu de lâcheté, c’est une dimension importante du personnage et de sa relation à Séraphine et aux choses.

Uhde avait ses démons intérieurs. Ils sont là en filigrane durant tout le film. Mon intention n’était pas de le cantonner dans un rôle de mécène fidèle, bienveillant et complice, de simple faire valoir. Pour moi, les zones d’ombres de Wilhelm étaient fondamentales pour rééquilibrer en quelque sorte le couple qu’il forme à l’écran avec Séraphine, afin que son personnage ne soit pas étouffé par elle.

Votre mise en scène est très respectueuse des personnages, et jamais démonstrative...

J'ai très vite senti que pour ce film la mise en scène se devait d’être sobre et rigoureuse, légèrement en retrait, à l’image de Séraphine, afin que le spectateur puisse cheminer avec elle à son aise. Ma fonction était d'être “au service” des personnages et de rendre à Séraphine sa juste place. Ça n’a pas toujours été facile. Je me suis entouré de collaborateurs qui me semblaient aller dans ce sens, très talentueux. Aussi bien pour les costumes que les décors ou la lumière, nous avons tenu à ce que tout soit un peu “en retrait”. Volonté générale de dépouillement et de discrétion. Le moins d’effets possible. J’ai été très exigeant sur le choix des couleurs par exemple : pas de couleurs chaudes hors des peintures de Séraphine, ni dans les décors, ni dans les costumes. Du vert, du bleu, du noir, pas de blanc. Peu de mouvements de caméra, ne pas se tenir trop près des acteurs, ne pas trop les éclairer, ne découper que quand c’était nécessaire...

Quel “message”, selon vous, la vie et l'œuvre de Séraphine nous délivrent-ils ?

C’était avant tout une femme libre. Cela peut paraître contradictoire, alors qu’elle a vécu les trois quarts de son existence seule, chaste, dans un état de grand dénuement physique et psychologique, et qu’elle a fini internée dans un asile ! Séraphine est une simple femme de ménage — pire, femme à tout faire — qui peint en secret des choses extraordinaires et qui est l'objet de toutes les moqueries. Elle représente à l’époque ce qu’il y a de plus bas dans l’échelle sociale. Mais elle s’en fiche. Rien ne l’arrête. Elle a su préserver envers et contre tous son autonomie, le foisonnement de sa vie intérieure dans le secret de sa petite chambre, quitte à accepter pour cela de faire les boulots les plus ingrats.

Elle l’a payé très cher quand au début des années 1930 elle avait brûlé toutes ses cartouches. La folie a été un refuge. Durant les trop brèves années d’épanouissement artistique et d’aisance relative qu’elle a connues à la fin des années vingt, Séraphine était sûre de sa gloire future ! Pour moi, de ce point de vue, sa démarche était purement poétique: elle est restée dans le monde de l’enfance, du merveilleux... Avec presque rien, elle est parvenue à donner un sens à sa vie, à lui insuffler une dynamique de longue haleine, malgré les difficultés, la pression sociale et les humiliations quotidiennes. Et elle a laissé une trace, c'est assez extraordinaire. Imaginez Séraphine aujourd'hui. On lui collerait des antidépresseurs, elle serait devant sa télé et elle ne peindrait pas !