28 FÉVRIER 2011

"Quand on regarde quelqu'un, on n'en voit que la moitié."

Ce proverbe, cité dans le premier long-métrage de Christian Vincent, "La Discrète" dévoile le caractère subtil et parfois ambigu d'une comédie qui démonte les mécanismes de la séduction en en soulignant la cruauté.

Quelles sont les origines de La Discrète ?Christian Vincent : L'histoire remonte à un peu plus de trois ans. Quelqu'un avait eu l'idée de réunir six ou sept jeunes réalisateurs de courts métrages qui avaient été primés. On demandait à chacun d'écrire une dizaine de pages, l'ensemble de chaque court métrage faisant un long. on devait retrouver à chaque fois trois personnages qui passaient d'une époque à une autre. Moi, j'avais choisi le XVIIIe siècle parce que j'avais lu un bouquin où il y avait un passage à propos des mouches qui m'avait plu. Il y a donc eu à ce moment-là une première variation sur ce thème. Parmi les gens qui avaient été contactés, il y avait Jean-Pierre Ronssin, que j'ai connu à cette occasion, et Alain Rocca, qui devait en être le producteur exécutif; l'un et l'autre sont devenus ensuite co-scénariste et producteur de La Discrète.Pour différentes raisons, nous avons quitté le projet, je me suis retrouvé avec une petite histoire que j'ai déposée à l'avance pour le court-métrage; j'ai été éliminé en première lecture et je me trouvais dans un moment où j'envisageais vraiment de passer au long métrage sans savoir exactement comment faire.De plus, vous n'aimiez pas votre premier court métrage, Il ne faut jurer de rien (1982) avec Fabrice Luchini...C'était mon film de fin d'études à l'IDHEC et il y avait un tel écart entre mon rêve et ce que je voyais que j'ai mis plus d'an an à le monter; puis le film  a été présenté dans plusieurs festivals et deux ans après qu'il ait été fini, il a eu un prix à Clermont Ferrand; ça lui a brusquement donné une sorte de plus-value et il a circulé dans d'autres festivals mais, pour moi, le seul critère qui compte, c'est de savoir si le film me plait ou pas : est-ce que j'ai vraiment réalisé ce que je voulais réaliser ? Là, le résultat a été tellement décourageant que lorsque je suis sorti de l'IDHEC, je ne pensais pas du tout tourner. J'ai très vite travaillé comme assistant-monteur sur un long-métrage, puis les films se sont enchainés. J'adorais le montage, j'en ai donc fait pendant des années et je pensais qu'un jour ou l'autre je serais monteur en titre.Vous avez pourtant réalisé un deuxième court métrage, Classique (1985)...Je l'ai produit moi même et lui aussi a été très bien accueilli; il a eu des prix. En 1987, j'ai fait un documentaire, La Part maudite, le portrait d'un anarchiste qui construit une maison dans le Sud de la France. Il a été présenté au Festival du réel et, celui-là, j'en suis content. Il était très écrit, je savais très bien ce que je voulais faire et le film est assez conforme à mon idée. Pourtant il y a dans le documentaire une part de surprise importante, il y a toujours l'imprévu. J'ai retrouvé cela dans la fiction de La Discrète : il y a parfois un état de grâce qui nous échappe, certaines scènes — on ne sait pas très bien pourquoi — sont mieux que ce que l'on avait prévu. Cela est arrivé trois ou quatre fois. Par contre, j'aurais aimé pouvoir retourner plusieurs scènes : la première rencontre au café, la scène dans le restaurant avec la collègue de bureau lorsqu'il parle de Gilles de Rais ou des scènes de bureau... Mais c'était impossible. Elles auraient dû être cent fois plus légères, plus brillantes. Telles qu'elles sont, elles ne me conviennent pas. Il faudrait pouvoir retourner les scènes comme Chaplin le faisait pour Les Lumières de la Ville, mais l'on n'a pas, comme lui, tous les pouvoirs. Je ne suis pas content non plus des décors... ça a l'air de rien, je ne voulais pas qu'on les remarque trop, mais en même temps, je trouve certains décors mal choisis et là c'est de la paresse. De même, je suis quelqu'un qui manque d'audace : je rêverais de faire La Règle du jeu — quel modèle de film !... une histoire avec dix, douze, quinze personnages. C'est quelque chose qui m'attire et me fait peur. J'ai envie d'aller au-delà de l'intimité qu'impose l'écoute de deux personnages. Dans La Discrète, je m'étais mis cette limite.Ne faut-il pas justement s'imposer un équilibre quand on débute ?Oui, surtout qu'on n'est jamais très sûr de soi quand on fait un premier film. On a peur de choses idiotes. On a peur de l'équipe. Il y a tout à coup trente personnes qu'on va devoir diriger et on ne sait pas comment ça va se passer... pour la plupart, on ne se connaît pas et j'avais déjà été stagiaire sur un long métrage, je savais ce qu'était un tournage : ce n'est pas toujours drôle. Il y a une tension, les gens s'engueulent... ça arrive et c'est même souvent le cas, ces mauvaises ambiances. On sait que le réalisateur a été complètement dépassé, que les films sont plus ou moins faits par les opérateurs ou par les comédiens qui n'en font qu'à leur tête. C'est ça qui fait peur : va-t-on rester le maître-d'œuvre quand on n'a pas bien l'habitude du tournage ? Je m'attendais au pire sur le tournage et il n'est pas arrivé. Quand on prépare un film, on attend à chaque instant une catastrophe... Et le tournage s'est passé sans histoire.La complicité avec les acteurs a été déterminante...J'avais gardé un souvenir formidable de Fabrice Luchini et le film était écrit dès le départ pour lui. Ce côté « écrit sur mesure » l'a un peu gêné. Il me disait « mais ça, je sais le faire... » et ça lui a fait peur —, mais plus on se rapprochait du tournage, plus je sentais que Fabrice s'investissait d'une façon totale dans le film et les deux mois qui précédaient le tournage, on a fait énormément de lectures ensemble, avec tous les autres comédiens.On savait assez précisément où on allait et dans quel sens les scènes devaient être interprétées. On faisait des lectures très à plat, sans mettre la moindre intention, et cela de façon très répétitive. Travailler sur le texte, en l'occurrence, c'était en fait opérer des coupes parce que le scénario était beaucoup trop long. Il y avait beaucoup trop de parenthèses, d'apartés des personnages, etc. Notre travail a donc été de nous recentrer sur ce qu'il y avait d'essentiel dans l'histoire. Et pour ça, Fabrice a été précieux. Il n'est pas capricieux, il fait confiance aux gens. Il s'en est remis à moi et ne s'est jamais mêlé de quoi que ce soit dans la mise en scène. C'est quelqu'un qui s'efface devant ce qu'on lui demande, devant le personnage, tout en gardant une personnalité incroyable. C'est le comédien rêvé.Comment les autres comédiens ont-ils approché leur personnage ?Il fallait qu'ils se rencontrent avant le tournage, je voulais qu'ils se connaissent. Pour Fabrice et Maurice (Garrel), c'était la première fois et, là, j'ai tout de suite su que ça irait bien entre eux, il y avait une sorte de sympathie réciproque. Ils avaient aussitôt trouvé quelque chose de chaleureux et il fallait justement que l'on sente entre eux ce rapport un peu filial et aussi un peu mystérieux. Leurs rencontres ont été très utiles. Ce ne sont pas des comédiens qui intellectualisent trop le propos, qui mettent l'accent sur le parcours du personnage : Fabrice et Maurice essaient juste de se mettre dans la peau de quelqu'un sans faire le prolongement dans leur vie. Avec Judith Henry, c'était un peu différent. Elle a abordé son rôle presqu'inconsciemment parce qu'elle jouait au même moment au théâtre et je crois qu'elle était plus dans la pièce que dans le film ; c'était plus important pour elle. De ce fait, elle s'offrait, elle avait un côté très disponible, ne se posant pas trop de questions sur le rôle et se laissant guider par Fabrice. Elle était très docile et ça a été simple de tourner avec elle, de la filmer. Une fois le tournage terminé, le film a surpris les comédiens. Fabrice a immédiatement été déçu et cette déception s'est retournée en l'espace de quelques minutes en une sorte d'enthousiasme. Il pensait que les scènes entre Jean (M. Garrel) et lui allaient être plus marquées dans l'idée de la manipulation d'un troisième personnage. Il ne s'attendait pas à ce que l'histoire sentimentale prenne autant d'importance et dans un premier temps, ça l'a complètement décontenancé. Et puis il a trouvé que c'était là sa force, que le film était du coup bien plus touchant. Il avait peur que ce soit un film un peu sec, par le côté un peu trop brillant de la démonstration. Il a été surpris de se trouver devant un film qui avait beaucoup plus de sensualité, de sensibilité qu'il ne le soupçonnait. On parlait tout le temps de ces craintes entre nous et j'essayais de mon côté de le rassurer en lui présentant son personnage comme quelqu'un de tantôt un peu outré, en représentation et à d'autres moments complètement sobre. Un personnage haut en couleurs qui serait parfois tout à fait en retrait.Il y a beaucoup d'actes et de comportements inexpliqués dans le film qui donnent, aux personnages secondaires principalement, une épaisseur de mystère. J'ai été très impressionné par le personnage de Manu, le commis du libraire...On ne sait pas grand chose sur lui, mais il est là pour plusieurs raisons. J'avais toujours cette crainte du côté huis clos (la librairie mais aussi les cafés, la chambre de bonne...) : il ne suffit pas de faire passer des clients pour faire vivre le lieu. C'est d'ailleurs essentiellement ce que je demandais à Jean-Pierre Ronssin dans le scénario : donner un cadre à cette histoire en imaginant d'autres personnages. Il fallait donc quelqu'un d'autre à côté du libraire : le commis, il est toujours là quand Jean est absent, il se substitue à lui. Il donne un peu de vie à l'endroit, et, en même temps, il me servait pour qu'on apprenne, l'air de rien, des choses sur Jean, sur ses rapports avec les autres. On sent que Jean est très attaché à lui, qu'à la limite, il est indispensable à la librairie et en même temps on comprend à travers lui à quel point il y a une injustice à son égard. Il révèle chez Jean son caractère violent et injuste, autoritaire, manipulateur. Jean se montre comme quelqu'un qui ne supporte pas les faibles d'où, selon moi, son acte final de remettre le manuscrit à la jeune fille lorsqu'il se rend compte que l'histoire lui échappe et qu'il n'a plus de pouvoir sur elle. Lorsque Manu, le commis, se confie vers la fin en évoquant l'appartement qu'il occupe qui est celui de la mère de Jean, décédée, il révèle une faille. Tout à coup, on se dit « mais qu'est-ce qu'il se passe ? ». Ce qui me semblait fort dans le personnage de Manu, c'est qu'on peut penser au premier abord qu'il est une victime, traité comme un abruti, alors qu'il est peut-être réellement en position de force : sa supériorité, c'est de plaindre Jean. En fin de compte, son sentiment est de le plaindre parce qu'il finit par se dire que ce type n'est pas heureux.On est loin de la comédie pure qui ouvrait le filmJe trouve très sain d'amuser les gens et je suis parti avec l'envie d'une comédie aussi à cause de Fabrice qui a un potentiel de drôlerie incroyable. Je suis pourtant quelqu'un de plutôt désenchanté sur les questions amoureuses puisque j'en montre, comme beaucoup d'autres, le côté bancal. Je voulais que le personnage de Fabrice, que l'on connaissait instantané, drôle, charmant, soit soudain cloué par ce que lui disait la jeune fille. C'est la scène dans le lit où elle lui raconte son passé : là, elle prend le pas sur lui définitivement et il n'y a plus de place pour le rire. Je pense à ces films de Pagnol avec ces personnages interprétés par Fernandel — Le Schpountz, par exemple —. Pendant une demi-heure, on rit du personnage parce qu'il est ridicule et, à la fin, on n'a plus du tout envie de rire, on a presque honte d'avoir ri. J'aime bien tenter ça dans ce que je fais. Même mes courts métrages ne sont pas des comédies pures. La Discrète, c'est l'histoire d'un amour raté : l'impression finale est amère.La Discrète est un film très littéraire. Est-ce quelque chose qui vous est très personnel ou ce sont simplement les circonstances du film qui ont indiqué cette direction ?C'est très personnel.Quand j'ai écrit ce petit scénario sur les mouches, je me suis intéressé au XVIIIe siècle et ça a été l'occasion de lire tout ce que je ne connaissais pas : Jacques le Fataliste, Crébillon, Laclos, Restif de la Bretonne... Ça a bien sûr nourri l'histoire. Mais j'ai surtout une passion pour les bouquins écrits à la première personne. Les journaux intimes, les souvenirs, j'adore ça. J'adore, dans la littérature, ce côté vivant de l'écriture. Je préfère Stendhal à Flaubert, par exemple, le côté très ciselé des phrases. Pourtant, je ne suis pas littéraire de formation.Je me suis mis très tard à lire des romans, j'ai fait des études médiocres et je ne suis pas venu tout de suite au cinéma. Ce n'était pas une vocation d'adolescent ; je n'ai jamais eu de caméra super 8, ni fait de films à 14 ans : je venais d'un milieu où le cinéma n'avait pas sa place, ni la littérature. Je viens d'un milieu tout à fait aculturé. ... On a toute la vie pour apprendre ! Je trouve incroyable que les gens s'arrêtent d'étudier après avoir terminé leurs études alors que c'est le moment le plus intéressant de la vie. C'est là qu'on commence à avoir un peu de liberté, non ?Propos recueillis par Philippe Piazzo (novembre 1990)