28 FÉVRIER 2011

Qui a tué "L'Homme qui tua Don Quichotte" ?

Ce devait être un grand projet européen, avec Jean Rochefort, Johnny Depp et Vanessa Paradis, mais les problèmes de productions s'accumulèrent. Le terrain de tournage près de Madrid s'avéra un terrain d'entrainement pour les chasseurs bombardiers de l'Otan, Jean Rochefort fut rapatrié avec une double hernie discale qui l'empêchait de monter à cheval... "Au sixième jour du tournage, on s'attendait à voir s'abattre sur nos têtes une pluie de crapauds." Et bientôt ne resta de "L'Homme qui tua Don Quichotte" que son incroyable making off : "Lost in la Mancha".

En mars 1999, en commençant la pré-production de son film L'Homme qui tua Don Quichotte, Terry Gilliam demanda à Keith Fulton et Louis Pepe de filmer le tournage. Cette proposition emballa les deux réalisateurs. La métaphore était trop belle : Gilliam, le fantaisiste, l'anticonformiste, l'iconoclaste affrontant son alter-ego, personnage dont les fantasmes démesurés peuvent se comparer à l'ambition artistique et à l'éthique professionnelle de Gilliam. Deux mois plus tard, le principal financier de Gilliam avoua ne pas avoir réuni l'argent nécessaire, et les deux films furent mis en suspens.

Keith Fulton et Louis Pepe se souviennent encore de ce que Terry Gilliam leur avait dit avant qu'ils ne commencent à tourner leur film sur L'Armée des 12 Singes : "Je vous ai choisis parce que j'aime ce que vous faites. Si vous êtes contents de votre boulot, je le serai sûrement aussi." Puis il ajouta sur un ton légèrement pessimiste : "Je veux des témoins au cas où ça tournerait mal." En juin 2000, Gilliam les appela pour leur dire que le film était reparti. Pour de vrai, cette fois. Fulton et Pepe s'associèrent avec la productrice Lucy Darwin, avec qui ils avaient déjà collaboré pour leur film intitulé The Hamster Factor and Other Tales of 12 Monkeys. Soucieux de se renouveler, ils décidèrent d'aborder ce reportage sous un nouvel angle, en s'intéressant cette fois au processus de la pré-production encore inconnu du public, en expliquant comment un projet de film "décolle".

Ayant trouvé un financement indépendant et bénéficiant de l'entière collaboration de Terry Gilliam et de ses producteurs, leur marge de manœuvre était illimitée. Leur complicité avec Gilliam leur permit de capter le processus d'une façon très originale. Celui-ci accepta de porter un micro sans fil durant tout le tournage. Et même si Fulton et Pepe lui montrèrent comment le couper, Gilliam joua le jeu jusqu'au bout en le laissant ouvert. La presse se fit rapidement l'écho de l'aventure : "Terry Gilliam se bat contre des moulins à vents depuis que les studios Universal se sont appropriés Brazil en 1985. Combattant depuis plus de quinze ans la machine hollywoodienne, il est devenu un Don Quichotte, un rêveur visionnaire qui s'oppose à des forces titanesques. Aujourd'hui, avec son nouveau film en production L'Homme qui tua Don Quichotte, Gilliam dresse enfin le portrait d'un personnage à son image. Mais L'Homme qui tua Don Quichotte annonce également un départ pour Gilliam. Avec Don Quichotte, il a rompu les ponts avec Hollywood et a opté pour une production européenne. (...) Un opus de Gilliam peut-il vraiment voir le jour sans ce combat notoire contre Hollywood ? Que serait donc une aventure de Don Quichotte sans géants ni démons ?"

Les réalisateurs décidèrent de traiter des sujets inédits, notamment celui de la phase de pré-production en montrant la tension des réunions dans les bureaux pour débloquer le budget en prévision du tournage. Le processus s'annonçait particulièrement épique car Gilliam, plus que déterminé, après maintes déceptions, à enfin réaliser son film, avait accepté un budget particulièrement restreint (32 millions de dollars) et un planning très serré (comme des astres s'alignant un court instant, Johnny Depp, Vanessa Paradis et Jean Rochefort avaient d'autres engagements après le tournage de Don Quichotte et une "fenêtre de tir" très limitée).

Les images qu'ils filmaient commencèrent à prendre l'inquiétante tournure de Huit et demi de Fellini : une cacophonie de langues dans les bureaux de production, une période de répétitions réduite au strict minimum, auxquelles aucun des acteurs ne s'était présenté, la promesse d'un plateau qui s'avéra être un cauchemar sur le plan acoustique et au milieu de tout ça, Terry Gilliam résolument optimiste, passant en revue les pantins gigantesques, les armures et l'équipe de figurants au physique de déménageur qui allaient jouer les géants. Fidèle à la métaphore de départ, le cinéaste avait même son Sancho Pança attitré, son assistant-réalisateur, le très pragmatique Phil Patterson. Celui-ci approuvait chaque commentaire de Gilliam, qui était enregistré par le micro qu'il portait sans jamais le couper. Ses commentaires étaient ponctués de ses fameux gloussements et éclats de rire qu'il adressait à tous ceux qui le méritaient, le tout d'une seule tirade.

Les difficultés sur L'Homme qui tua Don Quichotte ne tardèrent pas à s'aggraver. Ainsi, le plateau principal, dont l'occupation avait été calculée au millième de secondes et était situé dans un extérieur désertique à quelques heures de Madrid, s'avéra être un terrain d'entraînement pour les chasseurs bombardiers de l'OTAN. C'est à partir de ce moment-là que les choses commencèrent à sombrer. "On aurait dit qu'un étrange nuage noir planait au-dessus de nos têtes, " confia Johnny Depp plus tard à la presse.

Les événements rappelèrent à d'autres témoins des scènes bibliques. "A la veille du sixième jour de tournage, nous nous attendions à subir une pluie de crapauds", commenta Louis Pepe dont la caméra filma chaque détail jusqu'à la suspension du tournage, alors que Jean Rochefort, qui devait passer une grande partie du film à cheval, était rapatrié à Paris. Après une longue attente, on diagnostiqua une double hernie discale. Lorsque la production commença à être menacé par une multitude de facteurs, dont celui de l'inflexibilité des délais et du budget du film, le travail de Fulton et Pepe devint de plus en plus embarrassant. Au lieu de présenter la chronique d'un film en cours de tournage, leur reportage prenait une toute autre tournure. Ils filmaient désormais l'échec inéluctable d'une grosse production cinématographique.

Mais Fulton et Pepe avaient trouvé également une occasion inespérée de dépasser le simple reportage. Terry Gilliam avait un rêve inébranlable, mais la réalité du tournage d'un film à gros budget était sur le point de venir à bout de sa vision. Les réalisateurs commencèrent à craindre que leur histoire ne vire au tragique. Aux dires de nombreux membres de l'équipe, c'était l'histoire d'un homme qui tenait tant à réaliser son rêve qu'il était prêt à tout pour y arriver. Histoire étrangement similaire à celle de ce fou de Don Quichotte qui se battait contre des moulins à vent. Gênés par la nature des images qu'ils filmaient et par les regards en coin que les membres de l'équipe jetaient à l'objectif de la caméra, Fulton et Pepe allèrent confier leur inquiétude à Terry Gilliam. Il leur confirma qu'ils devaient continuer à filmer quoiqu'il arrive, quel que soit le dénouement. Gilliam insista avec fermeté sur l'utilité de ce documentaire en disant aux réalisateurs : "Ce projet a mis si longtemps à émerger et a été victime d'une telle malchance que quelqu'un doit en faire un film. Et parti comme c'est parti, ce ne sera pas moi."

Ils continuèrent à filmer après l'interruption du tournage : des décisions se prenaient à la hâte, le « cas de force majeure » était défini et redéfini, et le sort du film fut enfin réglé. Au final, il ne restait qu'une déclaration d'assurance de 15 millions de dollars, la plus élevée dans l'histoire du cinéma européen. L'ironie tragique de la quête de Gilliam avait surpassé celle de Cervantes.

Fulton et Pepe passèrent un an en post-production à reconstituer méticuleusement l'histoire de la "non-réalisation' de L'Homme qui tua Don Quichotte à partir de 80 heures de rushes de prises de vues et de témoignages. Le montage ressemblait à une autopsie, révélant des événements insignifiants sur le moment mais qui s'avéraient, avec le recul, avoir mené la production de Terry Gilliam droit à l'échec. Confrontés à la difficulté de qualifier un film qui n'existera peut-être jamais, les réalisateurs décidèrent d'intégrer les story-boards, d'organiser des lectures du scénario et d'insérer les quelques scènes filmées lors du bref tournage dans l'espoir de donner vie au Don Quichotte de Terry Gilliam. Ils conçurent une animation originale pour raconter la fable de Cervantes et retracer l'histoire de la carrière de Gilliam. Ils firent composer une musique originale pour leur film, qu'ils surnommèrent Nino Rota va à la corrida.

Quand on lui demande son avis sur ce film qu'il a du mal à visionner, Terry Gilliam répond : "Ça paraissait parfois bizarre de les voir filmer, mais ça aurait été pire s'il n'y avait eu personne pour le faire. Grâce à eux, il existe au moins une trace du tournage et des images qui pourraient encourager des investisseurs à se manifester. Grâce à Keith et Lou, Don Quichotte n'est pas tout à fait mort."