Raoul Ruiz : "Le côté malsain et inquiétant des contes me fascine depuis l'enfance"
Qui est donc cet enfant-roi qui à 9 ans possède déja une caméra DV ? Enfant possédé ? Enfant manipulé ? Enfant manipulateur ? Le réalisateur multiplie les pistes, les vrais et les fausses, nous emportant dans son cinéma où le fantastique tend les bras à l'ordinaire.
Comment avez-vous eu l'idée d'adapter le roman de Massimo Bontempelli ?
Raoul Ruiz : J'avais eu le projet d'adapter un autre livre de cet auteur. Bontempelli est quelqu'un qui aime bien mélanger des éléments très réalistes avec des éléments fantastiques. Il a été très proche des surréalistes, de Giorgio de Chirico et Alberto Savinio ; il a dirigé une revue d'avant-garde. Il s'est fait une spécialité d'une espèce de « fantastique ensoleillé », qui fait plus penser aux conteurs arabes qu'à Bram Stoker et son Dracula. J'aime beaucoup ce qu'il écrit : ça a plus à voir avec les fantasmes qu'avec les fantômes... et moi, je travaille un peu dans cette direction avec mes films.
Comment s'est passée l'adaptation ?
Françoise Dumas a d'abord mis au point, seule, une adaptation contemporaine du roman qui se passait au début du siècle. Le livre raconte l'histoire d'un enfant né le lendemain de la mort d'un autre enfant et qui, dix ans après, commence à se comporter bizarrement, comme s'il était possédé... Ensuite, ça part un peu dans tous les sens avec l'explosion d'une montagne, un bateau pirate, des gitans... beaucoup d'éléments qui ressemblent curieusement à certains de ceux que j'ai mis dans mes films précédents, comme La Ville des pirates... Françoise Dumas et moi avons retravaillé ensemble, afin de resserrer l'histoire dans un lieu unique, à Paris et principalement dans cette maison bourgeoise. Et pour des raisons de dates de tournage, nous avons transformé les vacances d'été du petit garçon en vacances d'hiver. Curieusement, ça a rendu le film très concret : il y a beaucoup moins de féerie et beaucoup plus de cauchemars que dans le livre...
La structure est celle d'un film fantastique : on a une explication, logique, tangible et puis à la fin le « monstre » revient...Oui, le monstre est toujours vivant... En même temps ce sont des monstruosités parfaitement vivables... en tout cas très répandues...
Vous renouez avec un genre, le fantastique français, qui s'est perdu depuis longtemps ?
Il y a une spécificité du fantastique français qui vient de la littérature des XVIIIe et XIXe siècle, de Charles Nodier et de Gérard de Nerval, pour ne citer qu'eux. Au cinéma, les réalisateurs d'aujourd'hui semblent avoir beaucoup de mal à s'y intéresser.
Georges Franju est cité implicitement par la présence d'Edith Scob. comédienne des Yeux sans visage et de Judex ?Le cinéma de Franju, particulièrement ces deux films, compte énormément pour moi. Dès mon premier tournage en France, j'ai travaillé avec Edith Scob : elle jouait Mère Angélique dans La Vocation suspendue - d'ailleurs, c'est exactement à cette époque que j'ai connu Martine de Clermont -Tonnerre, qui était alors à l'INA.
Comme dans tout film fantastique, le décor a une importance particulière ?
La maison est un personnage à part entière. Il y a un moment où, pour ainsi dire, il y a un duo entre le personnage d'Ariane, que joue Isabelle Huppert, et la maison : elle se promène et on ne sait pas si c'est la maison qui la mène ou elle qui décide où elle va : la caméra la précède, la place dans le cadre, s'échappe... C'est une maison qui a eu des secrets mais qui a été complètement transformée tout en gardant une espèce de passé : l'extérieur est délabré et l'intérieur a été refait comme un décor de théâtre...
C'est aussi une maison qui possède visiblement un côté cour et un côté jardin, comme au théâtre... Voire même un troisième côté ?
Il y a effectivement la façade et le patio, un côté cour et un côté jardin, et puis il y a un passage entre les deux, par lequel s'échappe l'enfant au moment où tout le monde part en courant... Mais ce troisième côté, qui existait bel et bien dans la maison où nous avons tourné, je ne l'ai pas montré à l'image.
Il y a plusieurs pistes dans votre film ?
Il y a les trois pistes de bases : l'enfant possédé, l'enfant manipulé et l'enfant manipulateur - qui fait tomber tout le monde dans un piège qu'il a inventé, et duquel il se lasse à la fin... comme un enfant...
Et cette troisième piste, elle même...N'est qu'une explication... disons : provisoire...
Il y a bien d'autres pistes, comme celle d'un enfant échangé à la naissance par le frère d'Ariane, alors jeune médecin ?
Ça, c'est une fausse piste...
Camille serait ce qu'on appelle un " enfant roi " ? Alors qu'il fête l'anniversaire de ses 9 ans, il a déjà une caméra DV, un jouet qui n'est pas un jouet, et, en tout cas. un jouet très cher?
C'est un enfant de l'avenir... Mais j'ai déjà vu des enfants qui jouaient avec ces petites caméras... L'enfant roi, c'est une bonne expression pour lui... C'est un enfant manipulateur et diabolique avec lequel on peut vivre tout à fait tranquillement... Il ne va pas devenir un tueur ni même un voleur, c'est un metteur en scène et un séducteur : d'ailleurs, dans les premières discussions avec Isabelle Huppert, on s'était dit qu'on racontait l'enfance de Don Juan !
Le scénario prend sa source dans des contes ou comptines pour enfants...Les deux références principales sont "Le Joueur de flûte" de Hamelin et "Le Petit Poucet"... Le côté malsain et inquiétant des contes pour enfants de Hans Christian Andersen me fascine depuis ma propre enfance. Je le cite très souvent dans mes films. Notamment dans le précédent, Combat d'amour en songe. On y trouve des thèmes qui me plaisent : la quête qui ne mène nulle part et les objets qui ont une âme.
Les statues - souvent présentes dans vos films - semblent effectivement avoir une vie propre ?
Il y a chez Ariane des statues anciennes, en plâtre ou en marbre, qui « regardent » des tableaux... et chez Isabella, des statues africaines Dogon, qui pourraient être un peu vaudous... La première pièce de théâtre que j'ai écrite à 17 ans, quand j'étais au Chili, s'appelait Les Statues, elle a même déterminé en quelque sorte la suite de ma carrière, puisqu'elle a été couronnée meilleure pièce de l'année - ce qui n'est pas négligeable lorsqu'on a 17 ans. L'histoire des statues est très ancienne : on en trouve des traces - comme de tout - dans le Mahabharata, mais aussi dans la tradition grecque. Il y a des tas d'histoires de statues passionnantes : celle du « Commandeur », dans Don Juan, celle de la Vierge dans un poème narratif espagnol du XVe ou XVIe siècle. Pour moi, ça a à voir avec la querelle des images : est-ce qu'on peut, ou non, représenter un homme ? Peut-on voler l'âme en représentant le corps ? Pour moi c'est lié à la transmigration et donc, au cinéma. L'enfant possède un jouet d'adulte - la caméra - et les adultes, des jouets d'enfants - une poupée, des voitures, un train électrique ? Ce sont des fétiches, des jouets animistes...
Envisager que vos parents ne soient pas vos vrais parents, c'est un fantasme très enfantin ?
Chaque fois qu'on regarde un enfant de travers, il dit : tu ne peux pas être mon père, mon père ne ferait pas ça !
En français, on dit à la fois « faire » un enfant et « avoir » un enfant. Les « 2 » mères se positionnent en fonction de cette terminologie ?
Curieusement, c'est quelque chose qui est venu pendant le tournage. C'était concret, tout le monde ne parlait que de ça, mais je ne voyais pas comment ça pouvait se passer... et puis tout à coup c'est apparu dans le film : la question de la maternité, qu'est-ce que c'est qu'être une mère. Et la compétition de jeu entre les deux actrices, Isabelle Huppert et Jeanne Balibar, fait que la compétition pour l'enfant devient tangible... Lorsque je me suis aperçu de ça, j'ai commencé à imaginer des plans pour les envelopper toutes les deux, ne pas filmer la confrontation en champ/contre-champ, qui banalise par la rhétorique cinématographique : deux personnes qui se disent des choses en champ/contre-champ, même si elles se mettent à hurler, on est tellement habitué à cette rhétorique que ça se dilue... Tandis que s'il y a, dans le même plan, des silences qui sont comme des menaces, des mouvements, des rapprochements, des éloignements, ça donne une force compacte...
Vous avez changé des choses au fil du tournage ?
En général, j'arrive avec cinq ou six propositions de mise en scène et, selon ce que les comédiens donnent, je m'adapte... Il y a à cela une raison pratique : c'est la seule manière de ne pas bloquer sur un détail. Il faut toujours se donner des options... sinon les tournages prennent du retard.