28 FÉVRIER 2011

Roy Andersson : " J'essaye... comme un peintre."

L'idée, l'angle, les couleurs, les dialogues, les personnages, les positions... le cinéaste suédois évoque son travail de construction d'un film en parlant de Matisse et d'expérimentation. "Chansons du deuxième étage" est finalement né après un tournage épique qui a duré quatre ans. Inclassable, véritablement unique... pour beaucoup, un chef-d'oeuvre. Pour les autres, un anti-film. Roy Andersson, lui, ne veut s'exprimer que dans un style, le sien, au fil de séquences dont il cherche à ressentir qu'elle est "exacte"...

A quand remonte la première idée de ce projet ? Certaines scènes remontent à une vingtaine d'années, mais on peut dire que tout le film est vieux et neuf en même temps, parce que la vie elle-même est ma principale source d'inspiration. La peinture aussi m'inspire énormément. Je voulais faire un film qui ne serait pas régi par une structure anglo-saxonne conventionnelle, mais "associative". Je pense que dans ce sens, je n'ai pas complètement réussi, parce qu'il n'est pas facile de se soustraire à une structure plus ou moins linéaire. Pourquoi vouloir briser ces conventions ? Je voulais faire quelque chose de différent. Et j'étais fatigué par le style de mes deux premiers longs, assez conventionnels. Je ne pouvais pas aller plus loin de ce côté.

Que vous a apporté votre travail sur les films publicitaires ? J'ai mis vingt ans à construire ma société de production et rendre possible cette façon de travailler, avec l'aide des pubs. Dans des structures de production traditionnelles, je n'aurais jamais pu expérimenter et développer mon style. Quelle a été la principale difficulté de ce tournage épique ? La recherche de financements. Je n'avais pas un script très conventionnel et les institutions sont habituées à des scénarios standards. On ne pouvait pas discuter. Je ne pouvais pas leur faire comprendre ce que je voulais faire. J'ai donc décidé de tourner une partie du film seul pour leur montrer à quoi ça allait ressembler. J'ai attendu de pouvoir financer moi-même les quinze premières minutes, à titre d'exemple. Après ça, beaucoup ont voulu y participer : des télévisions et institutions nordiques tout d'abord, puis la France et l'Allemagne. J'aurais évidemment préféré que ça aille plus vite. Pensiez-vous dès le départ que le tournage durerait quatre ans ? Je pensais que cela prendrait environ trois ans. La première année a été très dure, nous n'avions aucune aide financière et nous avons dû faire des pauses. Par ailleurs, j'avais encore des doutes quant à la manière de développer l'histoire. Il y avait des questions sérieuses que je voulais insérer dans le film, et c'était dur de combiner tous ces thèmes de manière naturelle. Le temps m'a aussi permis de réfléchir à tout cela sans pression. J'ai mûri, et j'ai pu résoudre des problèmes de scénario, aller à l'essentiel. Matisse disait qu'il fallait enlever tout ce qui n'était pas nécessaire au tableau. Plus il vieillissait, plus il devenait simple et direct. C'est difficile d'être exact. Il faut avoir confiance en soi. Comment savez-vous qu'une scène est exacte ? On peut le ressentir mais pas l'expliquer. Je peux sentir que Matisse est exact. Vous pouvez bien sûr penser que je raconte n'importe quoi ! Le fait de tourner en studio est pour vous un moyen de tout contrôler ? Je tourne sans scénario ni story-board. Je préfère essayer, comme un peintre. Essayer l'idée, l'angle, les couleurs, les dialogues, les personnages, les positions. C'est l'avantage du studio. Et cela n'est possible qu'en étant débarrassé des pressions des producteurs. Je peux regarder et travailler à travers ma caméra toute la journée. Comment définiriez-vous votre style ? Les dialogues et les situations sont très simples. On pourrait parler de "trivialisme" ! Ou "d'absurdisme". C'est un mélange d'absurdité et d'expressionnisme. J'aime beaucoup les Allemands de la Nouvelle objectivité, Max Beckmann et Otto Dix, et leur simplicité exagérée. Mes références sont plus picturales que cinématographiques. Votre film est dédié à un poète péruvien, Cesar Vallejo... J'ai entendu parler de lui pour la première fois en 1974. Le film s'inspire directement de l'un de ses poèmes, Traspié entre dos estrellas. Je l'avais trouvé cela très fort et très spécial. Un regard responsable sur la condition humaine. J'étais étonné qu'une personne puisse endosser la responsabilité de l'humanité, la souffrance du monde, et envisager l'homme comme une créature vulnérable. Je ne crois pas en une instance supérieure, mais en des traits humains comme la responsabilité, la honte, la mauvaise conscience, la haine, le regret. Des figures mentales de l'existence qui peuvent sonner comme religieuses. Je me sens proche du concept religieux, si l'on enlève la relation avec Dieu. Je m'intéresse à la culpabilité, à l'Autre, à notre voisin. Dans le film, les personnages considèrent simplement Jésus comme une bonne personne. Pas le fils de Dieu, mais un homme qui "a été crucifié parce qu'il était trop gentil".

Regrettez-vous le temps passé sur la fabrication de ce film ? Je suis sans doute passé à côté d'années productives, pendant lesquelles j'aurais pu faire deux films et expérimenter un peu plus. Je suis en retard, en fait ! Parfois on regrette, on se dit qu'il ne reste plus beaucoup de temps, qu'il faut avoir l'énergie de continuer, mais je ne suis pas mélancolique. Je me rassure en me disant que Buñuel a fait ses meilleurs films entre 60 et 80 ans. J'espère donc que je n'ai pas encore atteint ma meilleure période !