28 FÉVRIER 2011

Sophie Barthes : "J'ai convoqué mes propres rêves d'enfance"

"J’aime énormément la tradition surréaliste, le théâtre de Beckett et de Ionesco. Tous jouent de cette science-fiction du quotidien, parce que notre ordinaire est déjà absurde en soi." explique la réalisatrice de Ames en stock, qui n'hésite pas à y passer par un "Cabinet d'extraction des âmes" pour autopsier le monde dans lequel nous vivons.

D’où vous est venue l’idée extravagante d’un trafic d’âmes dont est victime un acteur ?

Tout est parti d’un rêve étrange que j’ai fait il y a trois ans, après avoir achevé la lecture de L’homme à la découverte de son âme de Carl Jung. Il parle de l’erreur qu’il y a chez ses contemporains à négliger l’importance de leur âme en se croyant libres de leurs actes. Dans ce rêve, je me retrouvais dans la salle d’attente futuriste d’un médecin, une boîte à la main comme tous les autres patients. On nous expliquait que celle-ci contenait l’âme que l’on venait de se faire extraire. Juste devant moi dans la file, il y avait Woody Allen. Lorsque son tour venait, il ouvrait sa boîte et en sortait un pois chiche. Il était furieux : son âme ne pouvait ressembler à ÇA. Heureusement pour moi, je me suis réveillée avant de voir à quoi ressemblait la mienne. J’en ai parlé à mon compagnon et collaborateur photo, Andrij Parekh et l’histoire a continué à m’obséder jusqu’à ce que j’y voie les prémices d’un film.

Comment passe-t-on alors du rêve à la réalité ?

Au départ, je pensais transformer l’idée en un scénario pour Woody Allen, mais cela n’était pas réaliste, justement ! Peu de temps après, j’ai vu American Splendor et je suis tombée sous le charme de Paul Giamatti. J’ai écrit le film pour lui, sans savoir si le projet pouvait l’intéresser. C’est le hasard qui nous a réunis en 2006 lors du Festival du Film de Nantucket.

Quelle est la part de fantasme et d’imaginaire dans le Paul Giamatti que vous mettez en scène ?

Je l’ai imaginé à partir de ce que Paul exprimait dans American Splendor et Sideways mais tout cela n’est qu’un jeu, un clin d’œil aux spectateurs qui l’aiment. Lorsque l’on passe deux heures dans une salle obscure à regarder des acteurs, on finit par croire qu’on les connaît et qu’ils nous appartiennent. Aux Etats-Unis, l’obsession pour les célébrités est telle que tout le monde veut se les approprier. Dans la fiction que j’ai élaborée, Paul Giamatti est dans la veine des héros de Woody Allen : l’archétype de l’acteur new-yorkais névrosé, peu sûr de lui et qui porte le poids du monde sur ses épaules. Tout le contraire de Paul Giamatti, le vrai, beaucoup plus cool, tout sauf narcissique, qui a un humour fin et beaucoup de distance. Je trouve que c’est un comédien qui n’est pas assez reconnu ; il dégage beaucoup d’humanité certainement parce que l’on sent qu’il doute. J’aime aussi le parallèle entre l’âme et l’ego artistique. Le personnage de Paul et celui d’Oncle Vania ont ceci de commun : l’angoisse de la chute et de l’échec.

Non seulement vous offrez à Paul Giamatti LE rôle Allenien par excellence, mais vous vous amusez à le faire jouer comme un pied, lorsqu’il répète Oncle Vania, privé de son âme !

C’était le moment le plus délirant du tournage et ce sont les seules scènes que nous avons répétées en amont. Comme Paul est très modeste, il pensait n’avoir aucun souci à jouer comme une patate mais craignait de ne pas incarner correctement Oncle Vania dans les passages où il est censé être bon comédien. Moi, j’étais anxieuse du contraire mais lors des répétitions, ça a été magique, toute l’équipe pleurait de rires. En fait, lorsque Paul joue Vania de manière outrée, je pense qu’il a inconsciemment imité William Shatner, même s’il m’a juré le contraire !

Le véritable couple du film n’est pas celui de Paul avec son épouse, mais le touchant tandem qu’il forme avec Nina…

L’une de mes obsessions était de ne pas sombrer dans la comédie romantique. Si Paul et Nina étaient tombés amoureux, les producteurs auraient sauté de joie mais pas moi. Leur relation se situe à un autre niveau, plus spirituel : ils partagent des fragments d’âmes. J’ai un faible pour le personnage de Nina parce qu’elle me rappelle mon enfance nomadique. J’ai beaucoup voyagé avec mes parents et le sentiment d’être en transit, d’accumuler des parcelles de lieux et de gens m’a beaucoup influencée au moment de l’écriture. J’en reviens aussi à Jung parce que Nina représente pour moi la partie féminine que Paul a toujours réprimée en lui. C’est aussi pour cette raison qu’elle a une place prédominante comparée à Claire. Son couple avec Paul est fissuré avant même que les ennuis ne commencent : si leurs liens avaient été plus forts, Paul ne se serait pas débarrassé de son âme sans la prévenir et Claire ne le laisserait pas s’envoler seul pour Saint-Pétersbourg.

Est-ce que Ames en stock aurait été envisageable avec une star en tête d’affiche ?

Le problème se pose davantage vis-à-vis d’acteurs qui se prennent trop au sérieux. Paul est dépourvu d’ego et de vanité : il était prêt à tout faire pour que son personnage soit drôle, voire pathétique. De toute façon, si Paul n’avait pas accepté le rôle, mon scénario se serait effondré. J’y avais forcément songé, en me disant que je traduirais l’histoire en français pour approcher Mathieu Amalric !

Lorsque l’on évoque la notion d’âme, on songe spontanément à son interprétation religieuse, ce qui n’est pas du tout votre angle d’attaque…

Pourtant, le film n’évacue pas la question de la spiritualité. Il y a quelques semaines, j’ai participé à un débat suivant la projection et le Président des rabbins de Long Island m’a dit : « J’adore ! C’est un film très religieux et je vais l’utiliser pour mes sermons ». Chacun est libre de son interprétation, même si, personnellement, je l’inscris dans la psychanalyse. Ames en stock porte l’empreinte de Jung : c’était un homme très croyant mais qui ne mélangeait pas la foi et la science. Pour le traitement de ses patients, il se plongeait dans la complexité de l’âme humaine. Il a montré que dans certaines sociétés primitives, des tribus croyaient à la perte de l’âme : elle pouvait alors se réfugier dans un arbre ou un animal, à charge pour le chaman de l’obliger à réintégrer le corps de son propriétaire. La métaphore du film, c’est d’imaginer l’âme comme un tissu étrange d’émotions, de souvenirs oubliés et de rêves : soit on essaye de l’enrichir, soit on l’abandonne au risque qu’elle s’atrophie. L’homme tend à négliger son âme mais celle-ci revient toujours à la charge, parfois brutalement sous la forme de névrose, de dépression.

Au-delà de son versant humoristique, Ames en stock soulève des questions existentielles. Pourquoi avez-vous préféré n’en résoudre aucune ?

C’était très important pour moi que le film ne soit pas dogmatique. Je n’ai pas non plus cherché à définir ce qu’est l’âme, tout simplement parce que je ne le sais pas. Les philosophes n’ont pas cessé de s’y intéresser mais personne n’a réussi à percer son mystère. Je préfère laisser aux spectateurs le soin de s’interroger. Aux Etats-Unis, ça les rend un peu dingues parce qu’ils estiment qu’à dix dollars la place, ils ont le droit à des réponses.

Il y a cependant cette scène où Paul cède à la curiosité d’explorer son âme…

Sauf que la représentation de son âme à l’écran est purement onirique. Dans la démarche psychanalytique, plonger au cœur de l’âme commence par l’analyse des rêves. J’ai d’ailleurs convoqué mes propres rêves d’enfance pour nourrir cette séquence. L’idée initiale était qu’en auscultant son âme, Paul y redécouvre sa partie féminine.

Pourquoi avoir choisi d’intégrer si naturellement au quotidien des éléments de pure science-fiction, comme le cabinet d’extraction des âmes ?

J’aime énormément la tradition surréaliste, le théâtre de Beckett et de Ionesco. Tous jouent de cette science-fiction du quotidien, parce que notre ordinaire est déjà absurde en soi. Le film peut être perçu comme un rêve : tout au long du récit, Paul se réveille plusieurs fois et lorsqu’il se confesse à sa femme, il se plaint de vivre un cauchemar. Lorsque vous vivez aux Etats-Unis, vous nagez chaque jour en pleine science-fiction : si l’extraction d’âme était possible, les gens se précipiteraient ; il y a une telle obsession du bien-être que cela serait juste une étape logique après la phase « Prozac ». Depuis quelques années, les responsables du marketing n’arrêtent pas d’accommoder le mot « âme » à n’importe quelle sauce publicitaire. D’ailleurs, lorsque j’ai commencé à écrire le scénario en 2003, le langage était maltraité, notamment par l’administration Bush et sa rhétorique autour de la liberté. J’avais vraiment le sentiment que mon âme était en train de rétrécir ! D’une certaine façon, le désir d’écrire une satire de la société américaine a été influencé par ce contexte.