28 FÉVRIER 2011

Stéphane Giusti : "Entre la France et l'Italie, une histoire mouvementée, faite d'amour et de rivalités"

Comme Luca son héros, le réalisateur est partagé entre sa patrie d'adoption et sa patrie d'origine. "La France, c'est mon cerveau, mon intellect, tout ce qui en moi réfléchit est français. Mais tout ce qui est sensible, intuitif, passionnel est italien. C'est une dualité assez éprouvante au quotidien, vous pouvez me croire."

Tout d'abord, le titre. Pourquoi Made In Italy ? Made In Italy, c'est avant tout une marque de fabrique, une histoire, un style déposé... Pour la plupart des gens, tout ce qui est « Made In Italy » est beau, raffiné, sent bon, chante des chansons d'amour mais a aussi un côté un peu démonstratif, mafieux, excessif, pour ne pas dire bordélique. Pour moi, l'Italie c'est tout ça à la fois. Un miracle quotidien de paradis et d'enfer. D'ailleurs, ce n'est pas pour rien que le Pape s'y est installé.

Encore un film sur l'Italie...J'écris sur ce que je connais, sur ce que je vis et ressens profondément. L'Italie coule en moi comme le sang dans mes veines, même si je le voulais, je ne pourrais pas m'en débarrasser. La France aussi, mais de manière différente, la France, c'est mon cerveau, mon intellect, tout ce qui en moi réfléchit est français. Mais tout ce qui est sensible, intuitif, passionnel est italien. C'est une dualité assez éprouvante au quotidien, vous pouvez me croire. C'est une lutte permanente entre deux conceptions de la vie. Comme pour Luca, le héros du film.

Qui est vraiment ce Luca Morandi ? Il y a beaucoup de vous en lui.Enfant, je ressemblais à Luca dans le film, avec ses tenues 70 flashy et son cartable. Et dès que je voyais mon père, j'étais en transe. Il faut du temps pour regarder sa propre vie en face et se l'approprier. On dit qu'on devient adulte à la mort de ses parents. Luca grandit, mais c'est plus fort que lui, à la fin, il reste un gosse. Comme son père, et le père de son père. Luca est aussi le personnage de toutes mes contradictions. Il vit en France, mais il est Italien. Il écrit en français, mais dans sa tête, il chante en italien. Il construit sa vie en France, mais il ne cesse de regarder au delà des Alpes. Luca vit dans la mémoire de l'Italie de son enfance, je dirais même : il est la mémoire de l'Italie. Et il entretient un rapport d'amour et de haine partagée envers son pays. Moi-même, je porte un regard très français sur l'Italie, parfois cynique, mais à la fois je la regarde avec les yeux émerveillés d'un éternel amoureux, c'est le pays de mes rêves d'enfant, celui de ma famille, il ne peut pas être mauvais, sale, bruyant, critiquable. D'un autre côté, je porte un regard très italien sur la France. Comme Luca. Il vit comme un Italien, il s'amuse, chante, va jouer au ballon plutôt que de travailler, il ne prend rien au sérieux. C'est Cocteau qui disait « les Français sont des Italiens de mauvaise humeur ». On ne peut pas être plus juste.

Peut-on donc dire que le film est autobiographique ?Il l'est. Chaque image, chaque instant du film est un de mes instants, une vision, un sentiment, une colère. Après, le reste n'est que fiction, il faut savoir s'évader de la réalité pour construire une histoire. Je n'ai pas réalisé un film naturaliste, social. Je le ferais mal, ce n'est pas mon langage. Made In Italy est aussi un rêve, une sorte de promenade dans le ressenti du personnage principal. Disons que sur un parcours artistique, le film s'attache aux chemins de traverse plutôt qu'à la route nationale, toute droite, parfois monochrome et franchement ennuyeuse.

On peut voir Made In Italy comme une comédie sur le déracinement ?Cela fait partie du sujet. Je pense que chacun veut revenir un jour à ses racines, se raccrocher à ces infimes fragments d'histoires qui forment notre existence. On en a un besoin vital, surtout aujourd'hui, dans une époque troublée qui va trop vite, où l'on ne s'attache à rien. Cela englobe aussi les parents, la famille, l'enfance, le conflit permanent entre le passé et le présent, pourquoi en est-on arrivé là ? Je m'amuse avec un homme qui a besoin de se raccrocher à un pays mythifié. Comme une marionnette sans fil. Et à la fois, je m'amuse avec ce pays, j'ai envie de le montrer comme il est, et non plus comme je le vois. Ça aurait pu être très cruel et tourner au jeu de massacre. Mais je ne le voulais pas. Je voulais surtout en rire, et en pleurer parfois. Dans le fond, l'Italie et la France ont des parcours très similaires, mais les deux pays l'ignorent.

C'est à dire ?Entre la France et l'Italie, il y a une histoire mouvementée, faite d'amour et de rivalités ennemies. On s'aime mais on ne peut pas s'empêcher de se détester. Pourtant, si un martien venait s'installer sur terre, il irait direct en France ou en Italie, sans hésiter une seconde. Nous avons à peu près le même style de vie, nous avons une histoire commune, nos paysages naturels sont préservés et sublimes, nous buvons du vin, nous mangeons du fromage, nous aimons la cuisine, nous aimons les fringues et la haute couture, nous avons un drapeau avec deux couleurs en commun, plus d'un Français sur dix est d'origine italienne et pourtant, on se donne des coups de tête en finale de la coupe du monde et l'hymne français est sifflé à Milan. Alors que nous sommes faits pour vivre ensemble, côte à côte.

Made In Italy évoque également les problèmes de l'Italie d'aujourd'hui. Vous avez un regard très dur, parfois très ironique. C'est presque « Italie, réveille-toi » ?L'Italie a une histoire récente que les Français ne connaissent pas bien. Pour eux, les Italiens changent de gouvernement tous les six mois, s'enfoncent dans la crise mais roulent toujours en Lamborghini et portent des Persol à 150 euros la paire. Je caricature pour mieux définir la réalité. L'Italie a subi vingt années de terrorisme politique très violent, meurtrier, que la France n'a connu que de manière très éphémère et isolée avec Action Directe. N'oublions pas que l'attentat de la gare de Bologne, il y a seulement 28 ans, a fait une centaine de morts. C'est un traumatisme profond. Cela n'est jamais arrivé en France. Ensuite, il y a la Mafia en Italie. Elle est présente en France, mais de manière plus occulte, plus politique, moins automatique. La Mafia, le terrorisme, la classe politique minée par les rivalités de la guerre froide ont amené Berlusconi au pouvoir, il est leur créature. Ils ont détruit l'Italie, du moins, l'idée de l'Italie, l'espérance et la foi qui ont animé l'idée même de l'Italie en tant que pays. Même les symboles sont à la dérive... Regardez l'affaire de la mozzarella contaminée par la dioxine : c'est de la faute de la Mafia ! Antonio Morandi, le père de Luca, le dit dans le film : la seule chose qui nous reste de pur, c'est la pizza. Si Garibaldi revenait aujourd'hui, il enverrait tout le monde se faire « foutre » ou tuerait tout le monde, de rage. Luca n'est pas Garibaldi, heureusement. Mais il arrive dans un pays - son pays - qui a changé considérablement, et il ne le reconnaît plus. Aujourd'hui, où sont Fellini, Gassman, Pavese, le juge Falcone assassiné par la Mafia ? Ils sont six pieds sous terre, oubliés, inconnus. Nos pays ont la mémoire courte. On oublie tout, on efface tout, on zappe, on recommence. Mais un pays qui perd la mémoire est un pays qui perd son âme. C'est ce que dit Luca : « Vous avez perdu la mémoire . ? » Oui, à grands coups de séries télévisées débiles, de jeux télévisés avec des filles à poil, de football truqué par la Mafia, de politiciens compromis, d'argent comme seul but de la vie... Mais j'ai pris le parti d'en rire. Méfiez-vous, en France aussi, on prend le même chemin.

Vous avez choisi comme décor Turin, une ville assez peu visitée par le cinéma et méconnue des Français. Et qui n'est pas l'Italie, surtout pour les Italiens !Je suis de Venise et de Florence, les deux villes les plus mythiques d'Italie ! C'était difficile de tourner là-bas, trop typique pour moi. Je voulais une ville plus neutre. Milan ou Turin. Celle-ci s'est imposée, car je suis fan de la Juventus et l'équipe de football a son importance dans l'histoire, et c'est la capitale de la Fiat, une cité royale, un peu française, piémontaise, sans les façades multicolores de l'Italie typique. Même l'accent turinois est français. Je voulais surtout que le regard du spectateur soit ouvert sur toutes les Italies, et pas seulement celle des cartes postales.

Made In Italy ne serait-elle pas une « dramédie » telle que les Italiens n'en produisent plus ?Si l'on veut. Plus qu'un hommage, je me situe dans cette tradition. Ce sont les comédies italiennes qui ont bercé mon enfance. Mais il y a aussi une tradition française de ce type de comédie. Enfant, j'adorais les comédies écrites par Jean-Louis Dabadie. On riait, mais il y avait toujours un profond sens humain. On n'était pas dans la « grosse comédie ».On manque de comédies humaines aux personnages pas forcément réalistes, qui nous font passer du rire aux larmes. Attention, je ne suis pas nostalgique, loin de là. Le film montre au contraire qu'il faut savoir avancer et s'adapter. A la fin, Luca est invité sur un plateau télé surréaliste. Et il se prend au jeu. Il n'a pas le choix. Mais il s'amuse, franchement, sous le regard sidéré de Lilla qui ne le reconnaît plus. Est-ce l'Italie qui a pris toute la place en lui ? Peut-être. Mais il a compris aussi une chose - et son père avant lui : c'est la vie elle même qui est la plus belle des comédies, la plus atroce parfois, la plus cruelle, mais aussi la plus drôle, la plus loufoque, la plus fantasque. La plus italienne, en somme.