Une communauté africaine perdue au milieu d'Harlem
A New York, entre Afro-américains et Africains, les barrières sont hautes. "J'ai eu envie de faire se rencontrer les deux communautés" raconte Rachid Bouchareb. "Little Sénégal" radiographié par son réalisateur même.
« Que se passe-t-il lorsqu'un Africain, deux cents ans après la traite des Noirs, vient dire à un Afro-Américain : " J'ai fait de longues recherches et je t'ai retrouvé, nous sommes de la même famille, nous avons la même terre, les mêmes racines ". Depuis des années, j'avais en tête de faire ce film. Mais il y a dix ans, la présence africaine à travers l'immigration était faible et ne me permettait pas de concrétiser ce projet. « Little Senegal », quartier africain au cœur d'Harlem, n'existait pas. J'ai dû patienter. Aujourd'hui, il est en pleine expansion, des milliers d'Africains clandestins sont à New-York, partageant le quotidien des Afro-Américains, donnant une réalité physique à mes interrogations.
Avec mon co-scénariste Olivier Lorelle [également le co-auteur d' Indigènes de Rachid Bouchareb et de Vivre au paradis de Bourlem Guerdjou], nous avons fait plusieurs voyages à la rencontre des deux communautés pour les interviewer. Ce qui nous a étonnés, c'est de découvrir le racisme et la violence des propos entre ces deux "cousins ", contrairement à ce qu’on aurait pu penser, du fait de leur racine commune, l'Afrique. C’est là que commence le film : la première image est tournée au musée des esclaves, à Gorée, au Sénégal. On découvre ensuite Alloune (Sotigui Kouyaté), conservateur et guide du musée, qui décide à la fin de sa vie de partir sur les traces des descendants de ses ancêtres, enlevés comme esclaves. A travers Alloune, je retrace l'itinéraire de la traite des noirs, de Gorée aux plantations de la Caroline du Sud. C’est aussi une façon de rappeler que 30 millions d'hommes et de femmes ont été déportés et que beaucoup d'entre eux sont morts.
Les recherches d'Alloune le conduisent à Harlem où il découvre les conflits et les tensions qui règnent entre les deux communautés. Le peuple afro-américain est toujours confronté au racisme et encore en lutte pour son intégration aux Etats-Unis. J'ai ressenti durement cette lutte lors de mes discussions avec les membres de cette communauté. Ils n’ont pas envie de se se pencher sur l'esclavage, vecteur d’une image douloureuse et négative. L'émigrant africain est considéré comme une menace pour l'intégration économique et sociale des Afro-Américains. Quant aux Africains récemment immigrés, ils sont déçus. Ils pensaient trouver soutien et solidarité auprès des Afro-Américains; en réalité, il n'y a de place que pour l'indifférence, la violence et le mépris. J'étais parti de l'idée qu'Alloune pouvait réunir ces deux communautés et apporter un message d'espoir. Il est évident que la réalité est bien plus complexe…»
« Dans Bâton Rouge, que j'ai réalisé en 1985, je filmais le périple de trois copains, de New-York à la Floride en passant par la Louisiane. Cela m'a donné l'occasion de côtoyer la communauté afro-américaine et de me faire des amis africains. A un moment, j'ai eu envie de faire se rencontrer les deux communautés. J'étais curieux de les mettre en contact physiquement. Alors, j’ai continué mon enquête, je suis allé rencontrer d’autres membres de la communauté afro-américaine, à New-York, dans le quartier populaire de Harlem. Je leur posais des questions : " Qu'est-ce que vous pensez des Africains ? Est-ce que vous les côtoyez ? Qui habite avec vous dans Harlem ? C'est quoi pour vous l'Afrique ? " Pour beaucoup, tout cela restait assez flou. Certainement que dans des classes sociales plus élevées, quand on a atteint une forme de sérénité, une aisance économique, on peut se pencher sur ses racines, mais à Harlem, les deux communautés cohabitent dans l’indifférence, voire font preuve de racisme l’une envers l’autre. La communauté africaine s’est regroupée autour d’un quartier à part, au cœur d'Harlem, son "Little Senegal". Dans les restaurants africains, on ne trouve que des Africains. Ils font leur commerce entre eux. Les seuls moments de rencontre se font par le biais du taxi : beaucoup de chauffeurs de taxis sont africains et sont donc amenés à transporter la communauté afro-américaine. Souvent, ils ont d'ailleurs très méfiants envers cette clientèle, ils me disaient même parfois : " Quand c'est la nuit, j'ai vraiment peur parce qu'ils sont dangereux, ils peuvent vous tuer, vous prendre votre argent !"Au cours de mes recherches, en amont du tournage, j’ai également fait ce trajet, qui est celui d’Alloune, pour retrouver, sur le sol américain, la trace de ses ancêtres. Les gens qu’il rencontre dans les plantations, les musées et les bibliothèques, ne sont pas des acteurs. Ce sont les vraies personnes que j'ai moi-même rencontrées.
Le personnage d’Eileen, la petite-fille d’Ida, qui fugue et tombe enceinte, m’a été inspiré par les nombreuses filles-mères que j’ai rencontrées à New-York. Il y a un véritable éclatement de la cellule familiale afro-américaine. J’ai le sentiment que ce phénomène n’est pas seulement le résultat de la pauvreté. On peut certainement voir là un écho du passé. Les esclavagistes déchiraient les familles, défaisaient les couples, vendaient les enfants. Ces méthodes ont dû laisser des traces. L’héritage de l'esclavage est encore lourd à porter aujourd'hui, dans les consciences.
Mes personnages sont chacun dans une situation d’enfermement, d’esclavage. Biram est en quelque sorte l'esclave d'Hassan, son compagnon. Lui-même se retrouve l’obligé de son oncle : c’est un esclavage culturel, qui repose sur le respect des anciens, des traditions. Alloune lui-même est esclave de son lien à l'Afrique, de ces valeurs qu'il était censé venir imposer. Quand il commence à s'en éloigner, il est rattrapé par sa culture. Quand un Africain décède à l'étranger, ce n'est pas pensable de l'enterrer ailleurs que dans son pays. Dans Harlem, il y a d'ailleurs des sociétés qui sont spécialisées dans le retour des corps en Afrique. C'est la même chose pour les gens de mon origine : quand quelqu'un décède en France, on l'enterre en Algérie. »
Rachid Bouchareb