"A quoi sert d'être un maharadjah riche et puissant si la femme qu’on aime ne répond pas à son amour ? A quoi sert d’être le plus grand cinéaste du monde si l’on ne peut plus tourner les films dont on rêve ? En posant ces deux questions, le dyptique du Tombeau hindou mêle indistinctement le prétexte dramatique et l’enjeu esthétique. « Quand je revenais d' Hollywood, la première chose à faire était de convaincre les distributeurs allemands que je pouvais toujours leur rapporter de l'argent. Voilà pourquoi j'acceptais la mise en scène de ces remakes strictement commerciaux » déclarait Lang en 1959.
Si ces paroles n’infirment en rien la sublime beauté du Tigre du Bengale et du Tombeau hindou, elles en disent long sur l’amertume de Lang à cette époque.
Cet état d’esprit définit la double esthétique du Tombeau hindou. La rigueur et l’équilibre des cadrages, le raffinement des couleurs, la magnificence des décors et des costumes marquent non pas la volonté de servir un sujet mais de désigner la mise en scène comme le sujet même de l’entreprise. Lang n’en a jamais autant valorisé la fonction, il la magnifie au-delà de toute proportion.
Mais inversement, la mise en scène est consciente de sa vanité, elle sait qu’elle ne livre qu’une forme vide. La perfection n’y est plus envisagée comme une fin, mais comme la donnée immédiate d’un sensible dont on n’a plus rien à attendre. Si la mise en scène séduit, c’est pour mieux montrer l’envers de cette séduction, mieux interroger les mécanismes de la représentation du réel.
Comme Metropolis, Eschnapur est la ville des apparences et de l’illusion : les lépreux sont confinés dans une ville souterraine comme si le spectacle d’une ville saine n’était possible qu'au prix d’un leurre ; à la conspiration du silence, se succèdent les conspirations politiques, les mystifications diverses, les séquestrations.
On se croirait dans un roman gothique anglais du xixe siècle, et pourtant c’est bien à la culture romanesque allemande que Lang reste fidèle : chacun de ses films est le récit d’une initiation. Non qu’il suive le parcours initiatique d’un personnage central, Moonfleet étant à cet égard une exception. Il y a initiation chez Lang dans la mesure où le spectateur est toujours convié à l’approche et à l’interrogation progressive de la réalité.
Une image en cache toujours une autre, il y a des regards derrière d’autres regards. Deux ans plus tôt, Beyond a reasonable doubtconduisait le spectateur dans les rebondissements d’une intrigue qui niait successivement les étapes de sa progression. Dans Le Tombeau hindou, c’est la mise en scène qui assure ses étapes en privilégiant l’idée sur la chose.
Chez Lang, l’enjeu de la fiction n’est jamais donné spontanément, il est l’objet d’un parcours mental.Lorsque la jeune femme tombe dans la léproserie, la caméra reste longuement sur son visage, son regard parcourant lentement les lieux, jusqu’au moment où elle crie d’effroi ; puis nous voyons les lépreux.
Lors de la scène du fakir, Lang installe d’abord l’idée du meurtre de la servante : celle-ci prend place dans le panier, le fakir plante ses sabres et s’en va. On n’attend plus que la confirmation sanglante du meurtre. Mais ironiquement, Lang montre le panier intact comme s’il dédaignait la manifestation des signes du sensible. L’enjeu de la scène n’est pas la mort, mais bien la manipulation d’un cinéaste qui renonce à montrer pour rester dans le domaine de l’idée pure.
Finalement, la flaque de sang symbolique met fin à cette tension insupportable de l’Idée et du réel. Dans cette scène, Lang pousse au plus loin le pouvoir du cinéaste dans sa faculté à disposer des signes du réel.
Tout Le Tombeau hindou est une mise en cause du pouvoir de la mise en scène : pouvoir fabuleux du faste et de l’apparence domptée, mais aussi pouvoir diabolique de la manipulation. Revenons à la scène du fakir : après le tour de la corde enchantée, l’européen se refuse à croire à la magie : « Peut-être sommes-nous le jouet d'une suggestion, et je suis rebelle aux suggestions ». Cet aveu pourrait être celui du spectateur de cinéma qui refuse de « marcher ».
Mais en refusant d’être dupe des apparences, l’européen est plus dupe encore puisqu’il participe à la mystification du mauvais prince, qui renouvelle le tour du fakir et en profite pour assassiner la servante. On quitte un leurre pour un autre. Et c’est sur ce principe du leurre qu’est aussi conçu le comportement des personnages. Dans la scène de la fuite dans les souterrains, Harald croit avancer librement, mais, chaque fois, une nouvelle porte s’abat sur lui et l’enferme davantage. De toutes les illusions, celle de la liberté est la plus chère de toutes.
Le Tombeau hindou est l’histoire d’un renoncement. Chandra le maharadjah abandonne son trône, sa vengeance et son amour. Dépouillé de tout, il rejoint l’ascète dans les galeries obscures de son repaire et se soumet à la loi des dieux. Mais ce renoncement est aussi celui de Lang vis-à-vis de son art. La fonction du cinéma selon Lang est avant tout humaniste : le cinéaste fait des films pour lutter contre l’injustice et l’intolérance.
Avec la fable feuilletonnesque du Tigre et du Tombeau, il abdique à la fonction critique du cinéma qui seule compte à ses yeux. Mais inversement, en édifiant la prodigieuse architecture de sa mise en scène, il refuse de s’en remettre totalement aux apparences.
Dans ce sublime déploiement de formes et de couleurs, Lang ne trouve qu’une occasion de se taire. Après tout, qu’importe qu’on voit ou non les ficelles du cobra : s’il faut mystifier soit, mais à condition de dire comment on s’y prend. C’est au cœur de ce double renoncement que se situe Le Tombeau hindou, dans sa splendeur et son humilité."