"Plan 1, vision panoramique : une caméra s’avance, plan d’ensemble sur Frankie Machine qui revient dans son quartier. L’environnement est alors présenté avec son héros en son centre. L’espace l’enferme autant que celui-ci se dilate, le but est d’en montrer le plus possible, non sans élégance. Tracer donc les enjeux spatiaux caractéristiques du film sans même les faire comprendre précisément pour le moment. Frankie est présenté, par la justesse du plan, comme le moteur de cette ville qui se transforme au fur et à mesure qu’il sombre à nouveau dans les paradis artificiels. Tel est le postulat passionnant de L’homme au bras d’or : nonobstant l’utilisation d’un ambitieux générique dessiné par l’immanquable Saul Bass, sa théâtralité prononcée et ses caractéristiques musicales dessinent les enjeux d’un sujet rarement traité en 1955.
Otto Preminger dans L’homme au bras d’or n’a pas pour but de réaliser un manifeste sur les dangers de la drogue et le comportement des individus face à elle ; il fait surtout un thriller
interne à son héros où la modernité urbaine s’inscrit pleinement dans son espace mental. Ce que vit Frankie Machine, ex-crapule quadragénaire forcée de redevenir un escroc « donneur » au poker, est l’essence même du drame psychologique : il n’y a pas vraiment d’antagonistes dans le film, Frankie est contre lui-même et ses féroces fantômes. Pour cela, la théâtralité assumée de Preminger sied parfaitement à la paranoïa de son anti-héros. L’absence régulière de découpage et la mise en scène par la simple profondeur de champ marque son état d’esprit, ses suspicions, mais aussi l’évidence d’un retour au Mal en arrière-plan qui l’observe et le ronge dès le début : l’addiction. Les mouvements légers, nébuleux de caméra sont alors présents pour induire un sentiment de bouillonnement, stimuler une instabilité dans des lieux confinés et dont l’échappatoire n’est qu’une illusion. Ce n’est peut-être pas pour rien par ailleurs que les discussions avec Frankie au centre du cadre se font toujours au creux de son oreille, où les personnages interagissent avec lui comme des figures spectrales venus lui rappeler d’où il vient.
La porte fermée que
Frank Sinatra tente d’ouvrir en fin de long-métrage est d’ailleurs un bel exemple de cette conséquence : enfermé dans un appartement aux finitions absconses, aux angles baroques, et filmé via une plongée décadrée, l’impossibilité d’ouvrir cette simple porte signale plus le point de non-retour face à ses problèmes que l’éloignement factice de ses proches, eux aussi perpétuellement figés dans une situation qui n’a guère évolué depuis l’exposition. Sa femme Zosch, pourtant valide, reste dans un fauteuil; Molly, sa maîtresse qui décide de jeter l’éponge, revient une nouvelle fois comme médiatrice de Frankie par rapport à ses démons mais aussi ses relations avec la pègre.
La place des femmes dans le film est aussi une donnée importante, puisqu’à l’inverse des films Noirs habituels, il n’est pas question dans le long-métrage de femme fatale ni de femme à protéger. Ici, les personnages féminins sont marqués par une dualité nuancée, entre le déterminisme social qui les fétichise à première vue mais aussi au contraire l’affranchissement de ces mêmes conventions établies.
Kim Novak, actrice reconnue pour ses rôles de femme fatale chez
Alfred Hitchcock (
Vertigo) ou
Billy Wilder (
Embrasse-moi idiot), trouve par exemple ici un rôle plus ambigu : courtisée et courtisane, elle ne fuit pas pour des raisons de séduction mais pour des raisons de sédition. Elle lutte contre Frankie pour lui faire admettre sa déraison, non pour jouer un rôle d’attraction/répulsion. Elle témoigne d’une activité forte avec et contre lui qui l’amène à créer une double lecture au film : il interroge d’une part la fatalité du milieu duquel vient Frankie, où chaque actant est une fonction à première vue enfoncée dans sa caricature ; comme il dissimule par le personnage de Molly une fuite évidente à ce monde, loin du vice général qui enrobe le quartier. Le plan final d’ailleurs se termine sur le regard indécis de Kim Novak vers un hors-champ qui l’est tout autant, avant de terminer par un tilt en grue qui montre le cadre spatial qui se vide d’êtres humains."