" Il n’y a plus rien de vaniteux, enfin, dans le cinéma de Steven Soderbergh. Lui qui reste le plus jeune lauréat de la Palme d’or (obtenue à 26 ans, pour
Sexe, mensonges et vidéo, en 1989) a souvent donné l’impression de dominer son sujet, presque trop. Ses grandes facilités laissaient un glacis de satisfaction cool sur des films enchaînés à toute vitesse. Après d’improbables adieux au cinéma, il y a quatre ans, et une reconversion remarquable dans la série (
The Knick, avec Clive Owen, sur les débuts de la chirurgie), voici Soderbergh changé en mieux : toujours virtuose et joueur, mais avec l’empathie et l’élégance morale en plus.
Un signe évident de changement est la catégorie sociale des héros de ce nouveau film de braquage. Fini les gangsters en costume cintré de Las Vegas, professionnels, comme dans Ocean’s Eleven (avec George Clooney) et ses deux suites. Cette fois, ils sont des amateurs, des estropiés, des mal-logés de l’Amérique profonde — la Virginie-Occcidentale. Le grand frère Logan (Channing Tatum, la montagne de muscles de Magic Mike, du même Soderbergh) est un ouvrier entravé par son genou endommagé. Le cadet (Adam Driver, la montagne de muscles la plus à la mode), barman, a perdu une main en combattant au Moyen-Orient. L’idée de s’emparer des recettes d’une course automobile par les tubes pneumatiques souterrains qui véhiculent les billets verts vient de l’aîné, écarté d’un chantier environnant.
C’est surtout le regard posé sur ce monde prolétaire, où l’on soutient probablement Donald Trump, qui séduit. Les personnages, fournis clés en main par une scénariste débutante, originaire de la région, le cinéaste les adopte avec une franche fraternité, en sachant les rendre beaux et proches. Naguère, dans son film méconnu Bubble, il filmait à peu près les mêmes gens, mais comme des Martiens. Cette fois, il manifeste autant de tendresse que d’amusement pour la sous-culture populaire et son folklore, des concours de Miss pour fillettes aux kermesses, avec jets de lunettes de toilettes, en passant par l’interprétation excessivement country de l’hymne local avant la course automobile.
On retrouve, en revanche, son habituel brio dans la mise en scène du casse et de ses suites en trompe-l’œil. Plus un adjuvant comique : le matériel des braqueurs est fabriqué à très bas coût. Des cafards ornés de vernis à ongle sont utilisés. Du faux sel, de la javel et des nounours en gélatine composent l’explosif. Un gag extraordinaire, emblématique de ce bricolage, et qu’il faut taire ici, ponctue les opérations. Pour les amateurs de mise en abyme, ce système D renvoie à l’ambition et aux nouvelles méthodes du cinéaste : produire et diffuser le film sans la moindre intervention des grands studios, mais en égalant leur force de frappe (même si la réalité des chiffres est venue contrarier cet élan).
L’espièglerie éclairée de Soderbergh imprègne aussi le choix des acteurs. Daniel Craig (toujours titulaire du rôle de James Bond) amuse en prisonnier aux cheveux jaune canari, expert ramolli du braquage de coffres-forts. Mais deux personnages féminins témoignent plus encore, d’une science absolue du casting. Katie Holmes, connue dans le monde entier comme la dernière épouse, divorcée, de Tom Cruise, joue ainsi l’ex du héros, trouvant l’équilibre entre l’acrimonie et la douceur. Surtout, le dernier mouvement du film repose en grande partie sur les épaules carrées de Hilary Swank (jadis jeune boxeuse de Million Dollar Baby), qui apparaît tardivement, en enquêtrice coriace du FBI. Sa fébrilité extrême, mystérieuse, relance la donne, et sa présence apporte, à point nommé, le seul ingrédient qui manquait : l’ambiguïté."