Cette image d’homme suspendu dans le vide sur une chaise résume parfaitement l’acrobatie que tente d’opérer Old Boy, louvoyant entre vie et mort, quête et rédemption, vengeance et manipulation. Il y a tout ça et plein d’autres choses dans ce film virtuose qui possède la densité d’un drame Shakespearien à la sauce trasho-coréenne et fait preuve d’une classe visuelle inouïe. Sur quasiment deux heures, c’est une succession ininterrompue de séquences mémorables, intrinsèquement liées par une pulsion viscérale, une envie de venger son honneur et une humanité en perte de vitesse.
Cinéaste sud-coréen, Park Chan-Wook possède déjà à son actif deux très grands films : le premier, Joint Security Area (baptisé par les fans, JSA) est une sombre affaire policière qui masque une admirable histoire d’amitié et un pamphlet tendu, conclu par une dernière image sublime ; et le second, Sympathy for Mister Vengeance, une horrible déclinaison sur la loi du Talion qui autopsie l’être humain sous son jour le plus sombre. Deuxième opus du cycle sur la vengeance (le troisième sera Sympathy for Lady Vengeance), Old Boy, jeu du chat et de la souris pervers, est non seulement le meilleur film de son auteur – ce qui n’est pas rien – mais surtout une fiction admirablement retorse, d’une ambition démesurée et d’une force tripale.
Critiqué lors du dernier festival de Cannes par nos amis ayatollahs qui ne voyaient qu’en ce film de l’esbroufe indigeste et de la prétention éhontée, Old boy brouille les pistes, oscille entre tous les genres, en tire le meilleur pour délivrer un ballet somptueux où sous le flot d’ultraviolence se cache un romantisme désenchanté, muet, sourd et foncièrement beau. Là où Sympathy for Mister vengeance, coup de poing opiacé, désagréable, qui ne rechigne pas devant le vernis spectaculaire, s’amusait à triturer les âmes de pions sur un damier sanglant, Old Boy fait plus de concessions à ses personnages ; et c’est probablement sur ce plan qu’il gagne des points. Ici, dans la description méticuleuse des personnages, il n’y a pas ce regard que certains ont vu comme méprisant : tous sont immensément humains jusque dans leurs défauts et bouleversants dans leurs failles. Ce sont des cas désespérés, parce que pris au centre d’un tourbillon vengeur et englués dans un vide affectif vertigineux. Et si la vengeance est un plat qui se mange froid, elle est à base de perversions et de mensonges. Tout le monde paie, chacun à sa façon, et ce qui commençait comme une banale histoire de vengeance se mue en un concentré manipulatoire irréversible. Et c’est – évidemment – horrible.
Un peu comme dans Memento, le personnage principal (Choi Min-Sik – mais où est passé le prix d’interprétation masculine ?) est une sorte de héros maudit qui ignore (presque) tout de son passé et tente de retrouver son identité. Séquestré pendant quinze ans pour des motifs qu’il ignore, ayant appris l’assassinat de sa femme via un écran de télé, il entreprend de se venger du salaud responsable de cette tragédie. Dans sa quête néfaste, il sera aidé par une femme, rencontrée par hasard dans un bar, coup de foudre radical cristallisé par une séquence sensuelle : la dégustation crue d’un poulpe vivant. Le héros maudit, sorte de Monte Cristo sur le retour, est devenu un monstre sanguinaire sans scrupule, capable de fracasser une dizaine de mecs avec un marteau ou de fragiliser l’esprit d’un quidam sur le point de se suicider. Passée la première demi-heure déroutante et sensationnelle où on prend plaisir à se perdre dans les dédales d’une intrigue complexe, on ne quitte plus le fil du récit et on se fait impeccablement avoir. Doucement mais sûrement…
Parce qu’on est beaucoup quand on rit, parce qu’on est seul quand on pleure, parce que la vie vaut la peine d’être vécue, Old boy est une sorte de chef-d’œuvre qui s’impose à nous : inacceptable, bouleversant, violent, solide, clinquant. Brillant. Un choc ? Une bombe ? Un uppercut ? Mieux : un film qui ne s’oubliera jamais.