" ... Les voix. Elles racontent; et pendant la plus grande partie du film, elles disent toutes la même chose : l’arrivée des trains, l’ouverture des wagons d’où s’écroulent des cadavres, la soif, l’ignorance trouée de peur, le déshabillage, la désinfection, l'ouverture des chambres à gaz. Mais pas un instant nous n’avons l’impression de redite. D’abord à cause de la différence des voix. Il y a celle, froide, objective - avec à peine au début quelques frémissements d’émotion - dè Franz Suchomel, le SS Unterscharf-führer de Treblinka; c’est lui qui fait l’exposé le plus précis, le plus détaillé de l’extermination de chaque convoi. Il y a la voix un peu troublée de certains Polonais : le conducteur de locomotive que les Allemands soutenaient à là vodka, mais qui supportait mal les, cris des enfants assoiffés; le chef de gare de Sobibor, inquiet du silence tombé soudain sur le camp proche.Mais, souvent, les voix des paysans sont indifférentes ou même un peu goguenardes: Et puis il y à les voix des très rares survivants juifs. Deux ou trois ont conquis une apparente sérénité. Mais beaucoup supportent à peine de parler; leurs voix se brisent, ils fondent en larmes. La concordance de leurs récits ne lasse jamais, au contraire. On pense à la répétition voulue d’un thème musical ou d’un leitmotiv. Car c’est une composition musicale qu’évoque la subtile construction de
Shoah avec ses moments où culmine l’horreur, ses paisibles paysages, ses lamentos, ses plages neutres. Et l’ensemble est rythmé par le fracas presque insoutenable des trains qui roulent vers les camps.
Visages. Ils en disent souvent bien plus que des mots. Les paysans polonais affichent de la compassion.. Mais la plupart semblent indifférents, ironiques ou même satisfaits. Les visages des juifs s’accordent avec leurs paroles. Les plus curieux sont les visages allemands. Celui de Franz Suchomel reste impassible, sauf, lorsqu’il chante une chanson à la gloire de Treblinka et que ses yeux s’allument. Mais chez les autres l’expression, gênee, chafouine, dément leurs protestations d’ignorance, d’innocence.Une des grandes habiletés de Claude Lanzmann a été en effet de nous raconter l’Holocauste du point de vue des victimes, mais aussi de celui des « techniciens », qui l’ont rendu possible et qui refusent toute responsabilité. Une des plus caractéristiques, c’est le bureaucrate qui organisait les transports. Les trains spéciaux, explique-t-il, étaient mis à là disposition des groupes qui partaient en excursion ou en vacances et qui payaient demi-tarif. Il ne nie pas que les convois dirigés vers les camps étaient aussi des trains spéciaux. Mais il prétend n’avoir pas su que les camps signifiaient l’extermination. C’était, pensait-il, des camps de travail où les plus faibles mouraient. Sa physionomie gênée, fuyante, le contredit quand il plaide l’ignorance.
Un peu plus tard, l’historien Hilberg nous apprend que les juifs «transférés étaient assimilés à des vacanciers par l’agence de voyages et que les juifs, sans le savoir, autofinançaient leur déportation, puisque la Gestapo la payait avec les biens qu’elle leur avait confisqués.Un autre exemple saisissant du démenti opposé aux mots par un visage, c’est celui d’un des «administrateurs» du ghetto dé Varsovie : il voulait aider le ghetto à survivre, le préserver du typhus, affirme-t-il. Mais aux questions de Claude Lanzmann il répond en balbutiant, ses traits se décomposent, son regard fuit, il est en plein désarroi.
Le montage de Claude Lanzmann n’obéit pas à un ordre chronologique, je dirais - si on peut employer ce mot à propos d’un tel sujet - que c’est une construction poétique. Il faudrait un travail plus poussé que celui-ci pour indiquer les résonances, les symétries, les asymétries, les "harmonies" sur lesquelles elle repose. Ainsi s’explique que le ghetto de Varsovie ne soit décrit qu’à la fin du film, quand nous connaissons déjà l’implacable destin des emmurés. Là non plus le récit n’est pas univoque : c’est une cantate funèbre à plusieurs voix, adroitement entrelacées (...)
La fin du film est, à mes yeux, admirable. Un des rares rescapés de la révolte se retrouve seul au . milieu des ruines. Il dit qu’il connut alors une sorte de sérénité, en pensant : «je suis le dernier des juifs et j’attends les Allemands. » Et aussitôt nous voyons rouler un train, qui emporte une nouvelle cargaison vers les camps.Comme tous les spectateurs, je mêle le passé et le présent. J’ai dit 1 que c’est dans cette confusion que réside le côté miraculeux de Shoah. J’ajoiiterai que jamais je n’âürais imaginé une pareille alliance de l’horreur et de la beauté. Certes, l’une ne sert pas à masquer Pautre, il ne s’agit pas . d’esthétisme : au'contraire, elle la met en lumière avec tant d’invention et de rigueur que nous avons conscience de contempler une grande œuvre. Un pur chef-d’œuvre."