" Avec
Pierrot le fou, c’est comme si nous ignorions tout de
Godard, de la critique et du cinéma. L’œuvre était pourtant « prévisible », qui fait sur plus d’un point la somme des neuf autres, reprenant tour à tour thèmes, situations, personnages, couleurs, propos et drames d’
À bout de souffle à
Bande à part, du
Mépris à
Une femme est une femme, mais pour mieux les laisser derrière elle. (...)
La première tentation est d’isoler le film comme un accident, peut-être appelé par l’incurvation abrupte d’
À bout de souffle ou l’impressionnisme douloureux de
Bande à part. Approche de surfaces, détails : la coloration et le rythme nous guident plutôt, par les différences et les exceptions mêmes, vers
Une femme est une femme où la disposition fissurée, fêlée, rompue, de l’exposition, au lieu de provoquer quelque régression dilate les figures, les souligne en les élargissant, visant une amplitude si démesurée que son atteinte interdit toute survivance et bascule du même coup, exténuée, en déséquilibre. Tension hésitante, intermittente, têtue, d’
Une femme est une femme : sans participer d’un mouvement circulaire vouant le film à une répétition discontinue
(Une femme mariée), le récit prenait le temps de revenir en arrière.
Dans
Pierrot le fou, les variations ne sont pas étales, divergentes, mais précipitées, répercutées. Au lieu d’être évalué, le hasard est traversé. Le mouvement transversal empêche chaque obstacle, crevant l’étendue et l’équilibre apparent qu’elle impose.
Godard ne filme pas les cassures mais le vol en éclats, la succession. Non plus un dépliement, une juxtaposition, mais un accéléré. Le film raconte une seconde - bruits et couleurs apparus par mouvance, réfraction, éblouissement - et la fuite de ce qu’elle comporte, sans souci de traces ou de récupérations. (...)
Comme
La Forêt interdite dont il détient l’exacerbation, entre le bleu et l’atroce,
Pierrot le fou possède la pulsion crispée d’une naissance, chute amorcée, vécue et rêvée, sorte d’initiation. Mais au fil de l’élan qu’il s’efforce de mettre à jour s’imprime en transparence un mouvement parallèle et contradictoire où subsistent les traînées sanglantes, les giclées écarlates dont la fréquence rappelle autant de barrières susceptibles d’empiéter sur le tracé originel, de le perturber, voire de l’arrêter.
Si bien que la fuite éperdue, la traversée solitaire, semble puiser son énergie, sa conviction, de la menace qui la guette et dont le déploiement afflue par vagues subites de plus en plus pressantes, imposant les parcours secondaires, les échappatoires, les déviations. Et la course de Pierrot rattrape sa menace, ouverte à une autre chute possible, à une prochaine seconde à vivre..."